Le temps est printanier avec un ciel bleu immaculé et des coquelicots d'un rouge écarlate qui tapissent les champs. A l'horizon, la frontière tunisienne mais pour s'en rapprocher vraiment, il faut aller au delà de la colline pelée, dépasser El Kouif de quelques kilomètres pour découvrir la plaine qui départage tunisiens et Algériens. Haidra du gouvernorat de Kasserine fait face aux maisons frontalières algériennes. On dépasse el Kouif et on s'engage dans sur une piste cahoteuse, surplombée ça et la, par des décharges publiques. Se détachent surtout des guérites qui servaient de point de surveillance à l'armée coloniale. La localité distante de 28 kilomètres de Tébessa vivait de son phosphate mais depuis la fermeture de la mine en 1974, elle vivote. Elle est certes devenue un chef-lieu de daïra, mais hormis les travaux agricoles, quelques postes dans les services publics, ses jeunes n'ont pour perspective que l'engagement dans les corps de sécurité ou le trabendo. «C'est incroyable la quantité de litres de mazout ou d'essence qui passe de l'autre coté» nous confie un élu local. SYSTÈME D'ALERTE PERFECTIONNE A quelques kilomètres de ce village minier, se dresse un petit monument au pied duquel on découvre sur une centaine de mètres un tronçon de la fameuse ligne Challe et Morice. Quelques fils barbelés sont enroulés et préservés comme une relique. Au printemps 1957, André Morice devient ministre de la Défense dans le gouvernement Bourgès Maunoury, à ce titre, il conçoit la construction de cette ligne électrifiée et minée qui court le long des frontières tunisiennes, les autorités coloniales crurent avoir trouvé la solution en empêchant l'approvisionnement des maquis en armes et munitions. La Tunisie déjà indépendante depuis mars 1956 était la base arrière du FLN. La direction de la révolution y était installée et l'ALN avait des éléments armés. Chaque wilaya avait ses camps mais ils seront regroupés plus tard en bataillons dont l'un sera dirigé par Larbi Belkheir. Tarir une telle source d'approvisionnement était nécessaire pour briser l'élan de la révolution qui prenait de l'ampleur. Le général Challe, nommé par De Gaulle avait lancé dès la fin 1958 de grandes opérations, rouleau compresseur, qui portèrent des coups terribles aux maquis. Prés de 50.000 hommes, la France avait porté ses effectifs militaires sur près d'un demi million en 1958. Challe prolongera le tracé qui ne s'étirait que sur 320 km jusqu'à Negrine, la localité désertique qui jouxte le Souf. Il ne s'agit pas d'une seule ligne mais de deux lignes parallèles qui finissent par rejoindre et s'entortillent parfois pour surveiller les champs miniers de Djebel Onk et les trains qui transportaient le fer et le phosphate. Sa largeur varie de 30 à 34 m, notamment dans les zones boisées qui facilitent l'accès aux moudjahidines. Le tracé long de 460 km (sur la frontière avec le Maroc, il compte 750 km) traverse quatre wilayas (El Tarf, Guelma, Souk Ahras et Tébessa) sur une distance de 460 km. Le nombre de soldats, les rondes de surveillance et les postes de surveillance furent augmentés Dès qu'on tentait de couper les fils de 5.000 volts ou qu'on s'en approchait, les faisceaux lumineux s'allumaient comme en plein jour. L'artillerie 55 et 105 se mettait en action. Le barrage électrifié dont les alentours seront minés était un système d'alerte perfectionné surveillé par 80.000 soldats dont des parachutistes et des commandos. Marcher sur un champ de mines était un perpétuel danger car les mines sont de différentes natures, bondissantes ou éclairantes. Elles mettaient le combattant à la portée des tirs de l'ennemi qui avait recours aux avions ou provoquaient un handicap. Ce sont des centaines de jeunes, venus parfois de loin, comme ces katibas de Kabylie ou du Nord Constantinois qui seront décimées. «La wilaya III, a payé un prix fort car ses éléments n'avaient pas la maîtrise de la langue et se perdaient parfois» nous dit Dhouaifia Mohamed qui était alors lieutenant de l'ALN. Les stratèges de l'armée coloniale avait même placé des machines qui simulait une voix humaine qui criait «Halte, jette ton arme». Après le regroupement des populations, les SAS, le recrutement des harkis les stratèges français pensaient avoir enfin porté le coup de grâce à l'ALN. Dans un premier temps, les responsables de la révolution comme Krim et Mahmoud Cherif crurent à son inefficacité mais comme l'écrira Ouamrane au CCE en juillet 1958 (rapport cité par Harbi dans le FLN mirage et réalité p214) «L'ALN qui a atteint une puissance respectable par ses effectifs et son armement subit actuellement de lourdes pertes. Plus de 6.000 moudjahidines tombés en deux mois dans la seule région de Duvivier, (Bouchegouf dans la wilaya de Guelma de nos jours ) l'ennemi ayant augmenté ses moyens et adapté sa tactique». AVEC LES DEMINEURS DE L'ANP Un peu plus d'un demi-siècle, dans cette région frontalière on n'a pas oublié les dégâts de cette ligne de la mort comme la qualifie un ancien Moudjahid. «Il y avait la ligne électrifiée mais surtout les champs semés de mines anti-personnels ou anti-groupe qui ont causé de véritable hécatombes dans nos rangs». On craint encore les mines et dans certaines localités la peur se transmet de père en fils. Certaines parcelles de terrain sont restées en jachère car les paysans savent que les Français ont semé ces engins de la mort. «Parfois, nous dit un officier les enfants en sont victimes car les mines ont un aspect ludique et trompeur». Dès la fin de la guerre en collaboration avec les Italiens puis les Russes, l'ANP a entamé un travail de dépollution afin de protéger la vie des citoyens et rendre viables les terrains susceptibles d'accueillir des projets de développement. Jusqu' en 1988, deux bataillons s'occupaient exclusivement de ce travail de déminage. Sur les 11 millions de mines posés par la France aux abords et entre les lignes Morice et Challe, huit millions ont été détruites à cette date. Jusqu'au 20 Juillet 2007, la France qui détient sans doute les cartes précises qui déterminent avec précision les emplacements des mines n'a pas daigné remettre celles-ci aux autorités algériennes. Les quelques cartes obtenus en 2007 ne sont pas d'une grand utilité car elles sont vagues ne contiennent pas des coordonnées précises comme les abscisses. «L'érosion, le vent ont par ailleurs fait déplacer celles-ci» nous explique le commandant Hamel des services du génie militaire de la 5e région militaire. «Nous avons détruit environ huit millions de mines. Après 1988, nous avons continué à intervenir de manière ponctuelle mais depuis la signature de l'Algérie de la Convention d'Ottawa, nous avons repris ce travail avec détermination» explique t-il. Le pays a des engagements à tenir mais devant achever totalement le déminage en avril 2012, l'Algérie comme 32 autres pays a demandé un délai supplémentaire. Sur place munis de tenues spéciales, les artificiers de l'ANP délimitent de petites parcelles qu'ils dépolluent. Ils sont quatre ou cinq marchant l'un derrière l'autre à quelques mètres de distance. Dès que le premier ait repéré une mine avec une tige métallique qui émet aussitôt un bip, le second arrive pour le déterrer comme on le ferait d'une pomme de terre enfouie. Celle-ci se tient dans la paume de la main. Elles seront désamorcées puis détruites. Des gestes précis et précautionneux qui rappellent des images des «mains comme des oiseaux» le court métrage d'Ahmed Rachedi. Enfant de Tébessa, le cinéaste avait réalisé aussi Essilane (les barbelés) un feuilleton diffusé avant la fin du tournage. «Depuis, j'ai mis mon veto sur sa rediffusion» nous dit il. Dans la wilaya de Tébessa, 28 communes souffrent des mines mais plusieurs hectares dans les communes de Tlidjene, Bir El Ater ou Negrine ont vu le passage des détachements de l'armée. «386.599 hectares ont été dépollués soit 59,16 % des terrains» assure le commandant Hamel. Hormis la wilaya de Guelma ou seules trois communes sont touchées et ou les artificiers n'ont pas entamé leur travail, la dépollution avance aussi à Souk Ahras et El Tarf. Déjà 40,05 % des terrains qui devaient être dépolluées à l'est du pays sont achevés. AU DELÀ DE L'HISTOIRE Le barrage n'a pas qu'un aspect historique. Il est au cœur des débats sur l'Histoire algérienne. L'armée cantonnée sur les frontières était perçue par ses adversaires comme une «force de frappe sur laquelle allait s'appuyer lors de la crise de l'été 62 ceux qui destituèrent le GPRA». Les dirigeants de l'Algérie indépendante sont issus dans leur quasi- majorité de cette armée des frontières. C'est entre autre ce que disent et expliquent les livres d'Ali Haroun, de Benyoucef Benkhedda et le récit consacré par Saïd Sadi au colonel Amirouche. De nombreux officiers comme Khaled Nezzar, Bouhara réfutent cette thèse et expliquent que «bien avant l'indépendance, il y avait des embryons d'un Etat». «On ne pouvait pas pénétrer sur le territoire nationale et affronter une armée classique» estime Hamma, officier de l'ALN qui évoque néanmoins des coups d'éclat ou des combattants de l'ALN occupèrent des centres chargés de surveiller le barrage comme en Juillet 1959. Chacun cite des accrochages et des sabotages de la ligne électrifiée ou des djounouds et des officiers tombèrent le long de la frontière qui permirent notamment de fixer de nombreuses forces françaises. Le général Alleg alors responsable dans un bataillon de la Zone Sud rencontré à Tébessa évoque même la figure de De Gaulle «personne ne lui a reproché d'avoir libéré le pays de l'extérieur». Le débat est loin d'être clos. Il ne fera pas oublier pour autant que la France qui se targue de respecter la liberté, l'égalité et la fraternité a souillé ces beaux principes en semant des mines qui n'ont pas fini de provoquer des morts innocentes. Le nombre de civils qui ont subi des amputations ou sont handicapés est estimé pour la seule willaya de Tébessa à 3.000 personnes. De simples victimes collatérales ? NB : l'article a pu se faire grâce au dynamisme des membres de l'association «Machaal Echahid» qui après une rencontre sur la ligne Morice et Challe à Naâma l'an dernier ont choisi cette fois ci Tébessa. Au terme d'une rencontre à laquelle ont pris part des moudjahidines de la région et d'une visite sur le terrain, la dynamique association propose la tenue d'une rencontre internationale sur le sujet l'an prochain dans le cadre de la célébration du cinquantenaire de l'indépendance.