Angelo Belloni arpente, l'air maussade, les quais de La Spezia, le grand port italien près de Gênes. La Spezia est en partie un port militaire et Angelo Belloni se trouve précisément près des installations interdites aux civils. Mais en tant qu'officier de marine réserviste, il dispose d'un laissez-passer spécial. Trente-cinq ans, très brun, Angelo Belloni exerce le métier d'ingénieur. Pourtant, en cet instant, il se sent avant tout un soldat. Il faut dire que la situation est très particulière, ce 4 octobre 1914. Depuis deux mois la France, l'Angleterre et la Russie sont entrées en guerre contre l'Allemagne et l'Autriche et, après un début catastrophique, la victoire de la Marne a rétabli l'équilibre. Et l'Italie dans tout cela ? Eh bien, justement, l'Italie ne fait rien. Bien que ses sympathies et ses intérêts la portent du côté de la France, elle hésite, elle tergiverse. Et c'est plus que n'en peut supporter le bouillant Angelo Belloni. Il est ardemment patriote. Il sait que tôt ou tard l'Italie entrera dans le conflit. Alors pourquoi attendre ? En prenant ainsi son temps, son pays se déshonore. Angelo Belloni est arrivé devant un quai où est amarré un superbe sous-marin. Ce sont les chantiers navals Fiat, la firme automobile qui est aussi un grand constructeur militaire. Jour après jour, l'ingénieur a vu le submersible prendre forme et maintenant il a l'air achevé. Angelo Belloni sait qu'il va être livré à la Roumanie, qui en a passé commande. La Roumanie, je vous demande un peu ! Comme si cette merveille flambant-neuve n'aurait pas été plus utile pour l'Italie. La Méditerranée est infestée de navires allemands : quel moyen rêvé pour leur porter des coups Et c'est alors que dans l'esprit d'Angelo Belloni naît une idée absolument folle : puisque l'Italie ne veut pas faire la guerre, il va la faire sans elle ! Il se trouve que son dernier commandement était sur un sous-marin. Il connaît parfaitement ce genre de bâtiment, c'est à bord de l'un d'eux qu'il sera le plus efficace. Sa décision est prise : il va voler le sous-marin. Le lendemain, Angelo Belloni se présente de nouveau sur le quai des chantiers navals Fiat. La seule différence est qu'il est cette fois en uniforme d'officier de marine. Il a envoyé deux lettres, l'une à sa mère pour expliquer son geste, l'autre à la société Fiat pour s'excuser du préjudice qu'il lui occasionne pour des raisons patriotiques. Son plan est simple : il va prendre la mer en direction de Gibraltar, qui est le plus grand port militaire anglais en Méditerranée. S'il rencontre en chemin un navire allemand, il le torpillera. Ce sera un casus belli qui obligera l'Italie à entrer en guerre. Sinon, il débarquera à Gibraltar et il remettra le bâtiment aux autorités anglaises. Il est 8 heures du matin, c'est l'heure où l'équipe des chantiers prend son travail. Parmi eux, il y a des ouvriers, qui vont procéder à la finition des installations, et des marins, pour faire les essais. Ces derniers constitueront son équipage. Les ouvriers ne lui serviront à rien, mais il n'est pas question de les laisser à terre pour qu'ils donnent l'alerte. Ils partiront aussi. Les hommes sont un peu étonnés lorsqu'ils voient arriver cet officier qu'ils ne connaissent pas, mais il en impose dans son fringant uniforme et ils l'écoutent respectueusement. Nous allons faire quelques essais radio en plongée, avant l'arrivée des Roumains. Il est 8 heures, nous serons revenus à 9 heures et demie. Les ouvriers restent à bord. Tout le monde sera payé double. Marins et ouvriers se regardent, surpris. Ce n'était pas le programme annoncé, mais du moment qu'ils vont être payés double, ils n'ont aucune objection à faire. Peu après, le sous-marin quitte le quai, se met en plongée dans la rade même du port et disparaît. (à suivre...)