— Belle Elmore a disparu ! C'est ce que se répètent ses amis, en ce mois de mars 1910. Ils ne sont guère nombreux, mais tout de même, c'est étonnant, alors les conversations vont bon train. Cora Crippen, de son vrai nom — et de son nom de jeune fille Cora Turner —, est l'épouse du docteur Harvey Crippen, qui possède une clinique dentaire à Londres. Agée de quarante ans, Cora était venue en Angleterre vingt ans plus tôt, en provenance de sa Californie natale, attirée par le charme de la vieille Europe. Une rage de dents l'avait mise en rapport avec le docteur Crippen. Elle était belle, il était riche, et ce fut l'un des mariages les plus en vue de la capitale. Tout comme leur couple. Ils étaient reçus par la meilleure société, jusqu'au jour où Cora s'est mis en tête de devenir chanteuse. Dans toutes les soirées où elle était invitée, elle exigeait de faire son récital. Elle avait même pris un nom d'artiste, Belle Elmore, car elle voulait en faire son métier : monter sur les planches. Malheureusement pour elle, Belle Elmore avait une voix déplorable, avec, en plus, un accent américain insupportable aux oreilles britanniques. Bref, elle était devenue invivable. On les invita de moins en moins, et bientôt presque plus. Or, au début de l'année 1910, on a cessé de voir sa silhouette un peu empâtée et ses toilettes tapageuses. Le docteur Harvey Crippen sortait seul, avant qu'on ne le voie, un soir, au théâtre, en compagnie de sa secrétaire, la jeune et jolie Ethel Le Neve. Que se passait-il ? Belle Elmore était-elle malade ? Etait-elle retournée en Amérique pour une raison quelconque ? A vrai dire, personne ne se serait inquiété si le docteur lui-même s'était tenu à une seule version. D'autant que le fait d'être délivré de l'insupportable cantatrice était suffisant pour qu'on ne se montre pas curieux. Mais il disait aux uns : — Elle a eu un refroidissement et elle a perdu sa voix. Elle est allée sur la Côte d'Azur pour se rétablir. Il annonçait à d'autres : — Son père vient de mourir. Elle s'est rendue en Californie pour régler l'héritage. Ou encore : — Elle a fait une dépression. Elle est soignée dans une clinique à la campagne. La seule chose certaine, c'est qu'au début du mois de mars, la fidèle secrétaire Ethel Le Neve s'est installée chez les Crippen et que, quelques jours plus tard, elle a paru dans une vente de charité avec les bijoux de la disparue. C'est à ce moment que les premières lettres anonymes sont parvenues à Scotland Yard et que l'affaire Crippen a commencé. Un matin d'avril 1910, l'inspecteur principal Walter Dew, accompagné de son adjoint, le sergent Mitchell, sonne à la porte du cottage cossu où habite le médecin. Il est reçu par Ethel Le Neve. Cette dernière est visiblement troublée de se trouver en présence de policiers. — Le docteur Crippen n'est pas ici, messieurs. Il est à son travail. Sa clinique se trouve au 111 New Oxford Street. L'inspecteur principal Dew semble surpris. — J'ai bien l'honneur de parler à Ethel Le Neve ? — Elle-même... — Pardonnez-moi, mademoiselle, mais pourquoi n'êtes-vous pas avec lui ? Je croyais que vous étiez sa secrétaire. — C'est-à-dire... j'étais sa secrétaire. Je ne le suis plus. Il en a engagé une autre. — Et vous, que faites-vous ? — Le docteur m'a demandé de tenir son intérieur en l'absence de sa femme. L'inspecteur principal considère son interlocutrice avec attention. — C'est précisément la raison de notre venue, mademoiselle Le Neve. Savez-vous ce qu'elle est devenue ? La jeune femme se trouble davantage, cherche ses mots et finit par répondre — Je préfère qu'il vous le dise lui-même. (à suivre...)