Tradition n S'il peut arriver que leur talent de cordon bleu soit quelquefois contesté, ce n'est pas du tout le cas de leur intarissable faconde qui, elle, est parfaitement reconnue, faisant que l'on s'en gausse parfois à loisir à Constantine. Qu'on le trouve amusant, ennuyeux ou désespérant, le phénoménal bagout des m'naouliyate, ces femmes que l'on recrute dans la ville des Ponts et sa région pour préparer les repas de fêtes, est devenu légendaire sur le Vieux rocher. Au point que tout groupe d'individus surpris en plein commérage est invariablement taxé (à tort) de m'naouliyate, un peu à la manière des tayabate el-hammam dans d'autres régions du pays. Avec cette différence, toutefois, que les m'naouliyate, elles, sont très loin d'être des commères ou des femmes médisantes s'occupant de ce qui ne les regarde pas. Leur volubilité est plutôt entièrement tournée vers leur métier, les découvertes qu'elles font en l'exerçant, les égards avec lesquels elles sont accueillies et tout ce qui touche à la préparation de ces mets si particuliers qui font l'orgueil de Constantine. Persifleuses ? Sans doute, mais pour la bonne cause. Mais s'agit-il pour autant d'une réputation qui remet en question leurs talents de cuisinières expérimentées et sur leur statut d'élément incontournable dans les réjouissances de la cité du malouf ? Sûrement pas. A Constantine, depuis plus de cent ans, les familles aisées et même celles qui le sont un peu moins font appel au savoir-faire des m'naouliyate. Au fil des décennies, ce qui était une nécessité – les membres de la famille avaient autre chose à faire qu'à se confiner en cuisine – devint un art de vivre, une sorte de raffinement à l'aune duquel l'on mesurait la position de la famille dans la société. Plus la m'naouliya était réputée, plus la famille était cotée dans la hiérarchie sociale. A l'inverse, conscientes du rôle qui leur était désormais dévolu, à leur corps défendant, dans la détermination du statut social des grandes familles constantinoises, les m'naouliyate en tirèrent tout naturellement des dividendes. Aujourd'hui, les «prestations» des plus connues d'entre elles, voire leur seule présence devant les fourneaux, a un prix. Et il est loin d'être à la portée de toutes les bourses. Elles sont devenues de véritables «stars» des grandes fêtes du Vieux rocher et les invitées, au cours de leurs papotages, sont aussi curieuses de savoir qui a cousu et passementé la gandoura Fergani de Madame untel, que de connaître l'identité de la m'naouliya qui a préparé les «ch'bah essefra», ce mets coûteux à base d'amandes et de noix, qui flattent délicatement leurs papilles ! Généralement bien habillées, souvent couvertes de bijoux, les m'nalouliyate de Constantine, les authentiques qui constituent les chaînons d'une lignée et qui tiennent à leur statut de beldiyate (citadines), s'acquittent de leur métier comme d'un sacerdoce. «Kharjouli zouz sbaya... wahda fnaâr, lokhra chamaâ dawwaya... dak ennaharà», tonne Khalti Djamila, la m'naouliya chargée de préparer le repas de noces de Badro, le cadet «chouchouté» d'une grande famille de Sidi Mabrouk sur les hauteurs de Constantine. Après avoir rappelé à l'ordre son «apprentie», Khalti Djamila, la soixantaine, alerte, se remit tout naturellement à sa complainte : «Dak en naharà.» Elle est l'une des m'naouliyate les plus cotées à Constantine. Fille de Sidi Djellis, d'une lignée de «cordons bleus» qui remonte à Salah Bey, sa carrière de grande confectionneuse de repas de fête remonte à une quarantaine d'années lorsqu'elle avait reçu le témoin de sa regrettée mère, M'ma Halouma, une autre icône à Constantine.