Les grands express internationaux, dans l'esprit du public, c'est toute une légende. Chaque semaine à heure dite, ils emmenaient à l'autre bout de l'Europe un monde élégant et cosmopolite. C'étaient les paquebots de la terre, un univers clos, feutré et luxueux dans lequel naissaient des intrigues politiques ou sentimentales, des aventures et parfois même des drames. Il y avait là, réunis pour deux ou trois jours, dans les wagons-restaurants, dans les wagons-salons, tout ce que l'Europe comptait de personnalités ou de personnages : artistes, industriels, hommes d'Etat, mondaines, demi-mondaines, escrocs de haut vol, espions internationaux... Evidemment, tout cela appartient au passé. Pourtant, si certains trains internationaux, comme l'Orient-Express, ont disparu depuis longtemps, d'autres ont continué leur carrière jusque dans les années 80. Eux aussi étaient des mondes clos, fermés sur eux-mêmes, avec leurs intrigues et leurs drames. Mais les aventures qui s'y passaient n'étaient pas tout à fait du même genre. Ils étaient utilisés par ceux qui n'avaient pas les moyens de se payer l'avion ou même le charter, c'est-à-dire, en majorité, par les travailleurs émigrés. Finis les voitures-restaurants, les salons de première classe, la longue file bleue des wagons-lits. A la richesse avait succédé la misère, aux trains de luxe des convois de pauvres gens. Et c'est bien le cas de l'Europe-Express qui, en cette année 1976, fait chaque semaine le trajet Hambourg-Belgrade et retour, traversant successivement l'Allemagne, l'Autriche et la Yougoslavie. C'est le train des émigrés yougoslaves qui vont travailler dans les usines de la Ruhr, de Francfort ou d'ailleurs. Et c'est aussi celui des hippies car on vend presque ouvertement de la drogue dans l'Europe-Express. A chaque voyage, une douzaine de prostituées fait le trajet. Ce sont des habituées qui ont leur compartiment réservé, toujours le même. Il y a en plus toute une cohorte de petits escrocs et de parasites : des joueurs professionnels, des marchands de revues pornographiques ou d'alcool frelaté. La police sait tout cela, mais elle a pris le parti de fermer les yeux. D'ailleurs quelle police devrait intervenir quand il s'agit d'un train qui traverse trois pays différents ? Pour qu'elle se manifeste il faudrait vraiment qu'il se passe quelque chose de grave. Le 2 février 1976, des ouvriers des chemins de fer autrichiens employés à l'entretien des voies découvrent près de la ville de Linz le cadavre déchiqueté d'un homme. Il a ses papiers sur lui. C'est un Yougoslave, Jacob Padubronka, vingt et un ans, travaillant en Allemagne. De toute évidence, il est tombé de l'Europe-Express. Un quart d'heure plus tard, Heinz Bruckmayer, commissaire principal à Linz, est prévenu. Il est près de 16 heures quand le téléphone sonne dans son bureau. Heinz Bruckmayer écoute en silence le chef de gare de Linz, pose quelques questions et raccroche. C'est un policier de la vieille école et si l'on se fie à son seul aspect physique on dirait volontiers «vieux jeu». Il a la cinquantaine bien avancée, les cheveux gris, presque blancs, et été comme hiver il porte un costume sombre avec gilet et montre de gousset. Mais ses subordonnés savent que sous ses dehors conventionnels c'est un chef particulièrement efficace et même acharné quand une affaire lui tient à cœur. Pour l'instant, le commissaire Bruckmayer grommelle devant son jeune adjoint Ritter qui attend patiemment que sa mauvaise humeur se soit calmée. — Je l'avais bien dit, Ritter, à force de fermer les yeux, cela devait arriver. Toutes les polices savent parfaitement ce que c'est que l'Europe-Express mais chacun se dit «Si quelque chose se passe, ce sera chez le voisin.» Eh bien, maintenant, cela s'est passé et c'est chez nous ! (à suivre...)