A bord d'un grand paquebot noir et blanc qui avance dans la brume, une petite fille dort. Nous sommes le 25 juillet, au large de la côte nord-est des Etats-Unis, non loin du Canada. Le paquebot est l'un des plus grands et des plus beaux de l'époque. Il est en tout cas le plus moderne des navires italiens. Il est tout neuf. Il est insubmersible. Il ne peut pas brûler. Il est aussi luxueux qu'un hôtel quatre étoiles. Tous les magazines l'ont dit. La petite fille a trois ans et demi. Elle dort, comme on dit, de son premier sommeil. Il est vingt-trois heures. Sa maman, probablement, I'a mise au lit vers neuf heures. Probablement, car la petite fille dort dans le lit du haut et sa maman a dû la faire grimper par l'échelle. Les enfants veulent toujours, dans les lits superposés, dormir dans le lit du haut : c'est plus amusant, il faut grimper. La maman dort donc, il faut croire, dans le lit du bas, il faut le croire. Sinon, comment expliquer la chose effarante qui va se produire ? Le grand paquebot noir et blanc se rue dans la brume, à 40 n?uds, c'est-à-dire 74 kilomètres/ heure. Pour une masse de 30 000 tonnes, sur la mer, c'est une vitesse phénoménale. Il devrait d'ailleurs aller moins vite, car il avance dans une brume à couper au couteau. Il devrait aller moins vite, s'il n'avait pas de radar, mais il en a un, ultraperfectionné. Pourquoi le commandant s'inquiéterait-il ? Tous les autres navires qui croisent dans ces parages ont aussi des radars ! Donc, ils se voient de loin, même dans le brouillard, et ont le temps de s'éviter. D'ailleurs, depuis quelques minutes, le radar montre un navire qui arrive en sens inverse. Il va passer sur la gauche du grand paquebot italien qui continue à se ruer dans la brume à 74 kilomètres à l'heure, avec ses cinq cent soixante-quinze hommes d'équipage et ses mille cent trente-quatre passagers. Dont la petite fille qui dort, au-dessus de sa mère, dans la cabine 54. Ce n'est pas une des cabines les plus luxueuses. Elle n'a pas de hublot sur la mer, elle donne sur une coursive intérieure. Elle est donc séparée du flanc du paquebot par toute la largeur d'une autre cabine plus chère : ce détail est à souligner, car il explique, en partie, ce qui va se passer. En partie seulement, car ce qui va se passer est absolument inouï. Le commandant du grand paquebot italien voit donc se rapprocher, dans son radar, un navire en sens inverse qui va le croiser sur la gauche. Il le fait constater par radio. Non pour lui dire «attention, vous allez nous croiser de trop près, écartez-vous !», il n'y a aucune raison de discuter de cela à la radio. C'est le radar qui commande. Or, le radar montre que l'autre navire, un suédois, passera suffisamment sur la gauche, il n'y a donc pas lieu de s'inquiéter, et les deux radios échangent des banalités en anglais : «Bonjour... quel temps fait-il à New York ?», etc. Le suédois est lui aussi un beau paquebot, moins gros et moins luxueux que l'italien où dort la petite fille, et il revient de New York avec quatre cent soixante passagers et deux cent six hommes d'équipage. Il avance dans la brume, à 18 n?uds. Son commandant n'a aucune raison de s'inquiéter, lui non plus, il voit dans son radar que le paquebot italien va le croiser sur sa droite, à 2 degrés. Et c'est là que quelque chose ne va pas et qu'il faut réfléchir une seconde. Les deux navires avancent donc en sens inverse. Le commandant voit dans son radar que le suédois va le croiser SUR SA GAUCHE ! Le suédois devrait donc voir, dans son radar, que l'italien va le croiser lui aussi SUR SA GAUCHE ! Quand on croise une voiture, et que l'on est au volant, on est à gauche ! Les deux véhicules, en se croisant, se montrent mutuellement leur côté gauche ! C'est ce qui devrait logiquement se produire pour les deux paquebots. Or voici l?inexplicable. Si le commandant italien voit que le suédois va le croiser sur la gauche, le suédois, lui, voit que l'italien va le croiser sur sa droite ! C'est impossible, ou bien l'un des commandants mentira par la suite, ce que l'on ne peut pas, ne doit pas imaginer. Ou alors, ce que l'on appelle la «ligne de foi» de l'un des deux radars, celle qui représente l'axe du navire, de la proue à la poupe, est complètement faussée. (à suivre...)