Sir Douglas Bailey affiche une mine réjouie, ce 15 novembre 1720, en prenant place dans le tribunal de l'Amirauté de Santiago de la Vega, capitale de la Jamaïque, alors colonie britannique. Il en est le gouverneur depuis peu et a été spécialement chargé par Sa Majesté de combattre la piraterie,laquelle est une veritable plaie dans la région. Dans le fourmillement d'îles que sont les Caraïbes, les flibustiers et autres frères de la côte sont quasiment en terrain conquis. Ils établissent leur quartier général tantôt ici tantôt là, et dès qu'ils voient arriver une force supérieure à la leur, ils prennent le large vers d'autres rapines. C'est dire que la capture d'un de ces chefs de bande représente pour sir Douglas Bailey à la fois la perspective d'une gratification royale et celle d'un avancement dans sa carrière d'administrateur aux colonies, sans parler de la satisfaction d'amour-propre... C'est bien ce qui vient de se produire au mois d'août précédent. L'un des chefs pirates, Jack Rackham, dit «Rackham le Rouge», et ce tant en raison de la couleur de ses pantalons que de sa cruauté, avait avec une rare audace enlevé un voilier marchand mouillant dans le port de Nassau. Le gouverneur Bailey a envoyé à sa poursuite son meilleur capitaine avec son navire le plus rapide et le mieux armé. Et le capitaine a fait du bon travail. Quelques jours plus tard, il a surpris les pirates au mouillage dans une petite île. Il n'y a pratiquement pas eu de combat. Ils étaient presque tous ivres et se sont laissé capturer sans résistance, Rackham le Rouge en tête. Seuls deux des hommes d'équipage se sont défendus avec acharnement, causant des pertes parmi les assaillants, mais ils ont fini par être pris eux aussi... En ce jour de novembre 1720, ils sont quinze à comparaître devant le tribunal de l'Amirauté de Santiago de la Vega, compétent pour toutes les affaires maritimes, en particulier la piraterie. Une fois que le public, composé du gouverneur et de l'élite de la colonie, a pris place dans la salle, le président, l'honorable Spencer Vaughan, ouvre les débats. D'une voix posée, il récapitule, à l'attention de Jack Rackham, la longue liste de ses méfaits — C'est en 1716, il y a quatre ans, que vous êtes sorti de la légalité. Vous êtes alors maître de timonerie du bâtiment de guerre anglais le Neptune, sous les ordres de Charles Vane. Aux prises avec un Français, celui-ci décide de battre en retraite. Ce n'est pas de votre goût et vous parvenez à convaincre l'équipage de se mutiner... Jack Rackham approuve d'un hochement de tête. Il est vêtu d'un de ses fameux pantalons écarlates et d'une redingote de même couleur, que son séjour en prison a rendus bien ternes. Lui-même n'est guère fringant mais on imagine que du temps de ses exploits il devait avoir fière allure avec ses cheveux très bruns, sa fine moustache, son regard perçant et autoritaire. Autour de lui, sa bande se tient prostrée. Tous ces forbans se savent promis à la corde. Ils ont joué et perdu. Ils affichent une mine sinistre ; la plupart fixent la pointe de leurs souliers. Seuls les deux matelots qui se sont battus au moment de leur capture et qui en portent encore les cicatrices sur le visage défient le président du regard... Ce dernier reprend la parole, s'adressant toujours à leur capitaine. — Vous prenez donc le commandement du Neptune et vous abandonnez Charles Vane, son ancien commandant, sur un canot. Ensuite, avec un certain courage, il faut le reconnaître, vous attaquez de nouveau le Français et vous l'emportez. Après, dans l'ivresse du pillage, vous proposez à vos hommes de devenir pirates et ils vous suivent. Comment se fait-il qu'ils aient tous quitté le droit chemin avec vous ? Le flibustier hausse les épaules. — De toute façon, en tant que mutins, ils risquaient déjà la mort, alors... (à suivre...)