Cette histoire nous ramène quatre cents ans en arrière. Et dans une contrée alors sauvage. Aux abords de la forêt amazonienne, un nandou couve l'œuf que sa femelle vient de pondre. De cette scène banale vont découler des événements qui vont bouleverser tout un continent pendant cent cinquante ans. Pour l'instant nous sommes aux environs de l'an 1600 et le nandou couve. Les nandous sont les cousins américains des autruches. Ils sont ornés de plumes noires ou brunâtres. Du haut de leur 1,70 mètre ils surveillent l'horizon des pampas pratiquement inhabitées que de nouveaux hommes troublent depuis peu. Les hommes de fer et de feu qui animent cette aventure sont les successeurs des conquistadores. Il y a longtemps que les Espagnols ont mis le pied sur le Nouveau Monde. Depuis déjà soixante-dix ans, les Européens, tout d'abord menés par Sébastien Cabot, explorent avec avidité ces contrées et ces pampas au cœur de l'Amérique du Sud. Nous sommes aux abords de la forêt amazonienne, dans de vastes étendues qui ne se nomment pas encore le Paraguay. Un nandou couve, et des hommes se frayent un passage parmi les hautes herbes et la forêt. A partir de ce non-événement, les faits historiques les plus surprenants, les plus dramatiques, une tragédie et même un génocide vont se succéder durant plus de cent cinquante ans. Le nandou couve mais bientôt le soleil au zénith va l'inciter à une petite pause. La tragédie commence. Quelques années auparavant les Jésuites, hommes en soutanes noires, membres d'un ordre fondé par saint Ignace de Loyola, furent les premiers conquérants d'une province nommée «Paraguay», énorme région qui inclut l'Argentine actuelle, le Chili, l'Uruguay et le sud du Brésil. De quoi galoper à l'aise si le cheval était un animal un peu plus répandu qu'il ne l'est alors. Pour l'instant le nandou couve et nous sommes au cœur de ces régions riches et sans défense, près du rio Tebicuary. Régions encore sauvages où l'on rencontre en même temps des bandes armées et sans scrupule tout aussi bien que des lieux de prière. La même dévotion à saint Ignace de Loyola anime sincèrement deux groupes d'assassins catholiques apostoliques et romains. Au milieu du fracas des combats à l'épée, on trouve un oratoire, petit, fragile, une construction légère en pisé, recouverte de tuiles. Une petite porte de bois grossièrement ornée en marque l'entrée. A l'intérieur, quelques chandeliers de métal supportent quelques cierges qui sont parfois allumés. Pour marquer la dévotion au saint de l'endroit : saint Ignace lui-même. Sa statue a été sculptée dans une défense d'ivoire africain et transportée jusqu'ici à bord d'un de ces galions qui amènent en Amérique des hommes ambitieux et remportent vers l'Espagne de Philippe III des monceaux d'or, d'objets de culte précolombiens, de pierres précieuses, de lingots d'argent. Aujourd'hui, comme chaque jour dans l'Amérique du Sud en pleine conquête, des hommes revêtus d'armures et coiffés de casques disparates se battent. A une distance respectueuse de grands oiseaux les observent : les nandous. Les oiseaux fixent de leurs gros yeux ronds et noirs les cuirasses métalliques qui brillent au soleil. Le fracas des épées ne les inquiète pas. Sans doute savent-ils qu'en cas de danger leur aptitude à la vitesse les mettrait rapidement hors de portée. Les Espagnols, entre deux coups de rapière, ont peut-être aperçu les grands nandous mais leur présence les laisse indifférents, car si les premiers conquistadores ont capturé les grands oiseaux pour les faire rôtir, ils y ont vite renoncé : les grosses volailles sont immangeables. Leurs œufs, à la rigueur. Les Espagnols ferraillent donc à qui mieux mieux et les nandous les regardent. Les nandous regardent avec d'autant plus d'intérêt qu'ils sont fascinés par les éclairs que le soleil arrache aux casques, aux poignards et à tout cet attirail métallique : les nandous adorent tout ce qui brille ! (à suivre...)