"Pensée" Yahia Ben Mabrouk, plus connu sous le sobriquet de l?Apprenti, est terrassé par la maladie. Il ne sort plus de sa modeste maison, située à Deux-Moulins, sauf pour se rendre à Bouchaoui où des séances de rééducation contraignantes l?attendent une fois par semaine. En proie à l?ennui, il se sent délaissé et esseulé. Personne ne lui rend plus visite, à l?exception de son grand ami Sid-Ali Kouiret, lui-même malade. Il cache mal une détresse profonde. Du boute-en-train, débonnaire et bon vivant qu?il était, il ne reste qu?un vague souvenir. Il passe le plus clair de son temps à ruminer ses vieux exploits cinématographiques. Se servant difficilement de ses mains (l?une d?elles est atrophiée), il contemple longuement de vieilles photographies. Il se remémore ces années fastes où il formait, avec son alter ego, l?inspecteur Tahar un tandem de choc. Leurs apparitions à l?écran créaient l?extase. Les planches, à l?âge d?or du théâtre algérien, retentissaient sous ses pas. Son émotivité s?exacerbe et sa mémoire se met en branle, il peine à retenir ses larmes. C?était la belle époque. Il ne se doutait pas que sa fin en tant que comédien serait si tragique. Aujourd?hui, il a perdu l?usage de la parole, lui le volubile qui tenait en haleine par sa prolixité ses fans dans des tribunes improvisées. L?oubli et l?exclusion sont plus durs à supporter que le handicap physique. Un artiste vit de l?amour de ses semblables, s?il n?a plus cet amour, il périclite. La nostalgie est désormais sa compagne. Que de dates mémorables jalonnent son parcours de vedette jadis adulés. Il se souvient de l?époque où il s?en allait avec ses collègues à l?assaut des plus grands tréteaux du monde accomplir haut la main leur mission de militants de la liberté. Le théâtre loufoque faisait partie de son registre. «Il est plus facile de faire pleurer que de faire rire», estimait-il. Le comique né aux multiples facettes s?impliquait littéralement dans des rôles percutants. On l?a vu donner la réplique à des comédiens confirmés et il crevait l?écran. Sa fibre artistique le prédisposait à une carrière des plus prometteuses. Malheureusement, on ne l?a pas suffisamment exploité. Et pourtant, il a trimé dur pour pouvoir avoir une place au soleil. C?est en 1928, à la rue Centaure sise à La Casbah que Yahia Ben Mabrouk a vu le jour. Dans la bâtisse mythique, l?art coulait de source. Son défunt père savait qu?il n?aurait pas gain de cause en essayant de contrarier le destin de cet adolescent de quatorze ans qui s?était épris des tréteaux et qui voulait en faire son métier. Cela avait l?allure d?une gageure, car à l?époque les jeunes de son âge étaient voués à devenir des dockers, des pêcheurs ou ils devaient se débrouiller de petits boulots au jour le jour. Lui, il voulait s?en sortir et faire éclater son talent. La chance lui sourit le jour où il fit la rencontre de Mustapha Kateb. Il est plein de gratitude pour ce grand homme de théâtre qui le prit sous son aile et lui apprit les rouages du quatrième art. Il en fit son violon d?Ingres. Cependant son sacrifice n?a pas été à la mesure de ses attentes. Il vit dans la panade et la déchéance, mais sa dignité l?empêche de se plaindre. Les artistes, dit-on, sont des chandelles qui se consument pour éclairer les ténèbres des autres. Si tel est leur destin, il est bien triste.