Vérité Les artistes, dit-on, sont des chandelles qui se consument pour éclairer les ténèbres des autres. Si tel est leur destin, il est bien triste. L?apprenti tenait lui sa propre bougie, lui qui, malade ne sortait de sa modeste maison située à deux moulins que pour ne pas être la proie de l?ennui, lui qui se sentait délaissé et esseulé. Personne ne lui rendait visite, à l?exception de son grand ami Sid-Ali Kouiret, lui-même malade. L?apprenti cachait mal une détresse profonde. De l?homme débonnaire et bon vivant qu?il était, il ne restait qu?un vague souvenir. Il passait le plus clair de son temps à ruminer ses vieux exploits cinématographiques. Se servant difficilement de ses mains (l?une d?elles est atrophiée), il contemple longuement de vieilles photographies. Il se remémore ces années fastes où il formait, avec son alter ego, l?inspecteur Tahar un tandem de choc. La nostalgie est désormais sa compagne. Que de dates mémorables jalonnent son parcours de vedette jadis adulée? L?apprenti faisait partie du lot d?artistes victimes d?un exil intérieur, des victimes qui affrontaient la maladie et le dénuement avant de mourir de leur seconde mort. «Jusqu?à la lie», ils sont nombreux à avoir goûté à l?amertume. Ils, ce sont les artistes, les écrivains et même des sportifs. Tout le monde se souvient du défunt Ahmed Wahbi qui a été magnifié par l?Entv après sa mort alors qu?il n?a même pas été assisté dans les deux épreuves qui l?ont terrassé : la mort de son épouse et celle de son fils. La chanteuse Zoulikha a connu le même sort. Elle qui était obligée de se déplacer à la télévision et à la radio pour solliciter une aide, alors que la maladie la rongeait. Qui se souvient de H?nifa, cette artiste qui a chanté l?exil et la condition de la femme, deux thèmes tirés de sa vie d?écorchée vive ? Après avoir bu le calice jusqu?à la lie, H?nifa s?est éteinte loin de son pays, oubliée de tout le monde. Mais la mort n?est peut-être pas la pire chose qui puisse nous arriver, le mépris pouvant tuer mille fois. Quoi de plus humiliant pour un chanteur que d?être obligé de vendre des légumes au marché après avoir été adulé par les foules ? C?est le cas de Hadj Menouer qui a fini sa vie en tant que portier à l?ex-RTA dans les années 1970. Pourtant, aujourd?hui encore, les mélomanes se délectent de ses chansons. La comédienne Salima Tony était hospitalisée pendant que le feuilleton dans lequel elle tenait un petit rôle était diffusé sur nos écrans. On ne l?a appris qu?à l?annonce de sa mort qui a fait ressortir, comme à l?accoutumée dans pareilles circonstances, les qualités de la disparue et le fait qu?elle ait eu un rôle dans un film français. Il était écrivain et exerçait en même temps le journalisme, «un métier de seigneur» comme il le qualifiait. Lui, c?est Ahmed Azeggagh, mort des suites d?une leucémie qui a désagrégé peu à peu sa vie. Il croyait, après l?indépendance, «à des lendemains qui chanteraient» mais c?est la désillusion qu?il a rencontrée. Oui tout le monde se souvient du défunt Ahmed Wahbi, de Zoulikha, de Hadj Menouer l?Inspecteur, le supérieur de l?apprenti ou de Ouardia mais la reconnaissance n?est malheureusement qu?éphémère. L?espace d?un beau film et l?on oublie tout. Ainsi donc, être artiste en Algérie c?est surtout apprendre à vivre et mourir sans statut, dans le dénuement, dans l?oubli et ce n?est sans doute jamais leur faute. Les coupables sont ceux qui ont la mémoire courte.