Beaucoup de métiers sont dangereux et particulièrement les métiers du cirque. Mais normalement, un dompteur qui connaît son métier sort toujours indemne de la cage aux fauves. Surtout quand il tourne un film. Comme on dit : «C'est du cinéma.» Sauf quand cela tourne au drame. L'orchestre du cirque attaque un air entraînant, plein de flon-flons. Au milieu de la piste une cage de fer est encore vide. Cinq tabourets de bois de différentes hauteurs sont là. Le public retient déjà son souffle car il sait que très bientôt les fauves vont pénétrer dans la cage. Monsieur Loyal, en habit rouge, annonce : — Mesdames et messieurs, vous allez voir maintenant Gavrano Milliosa, le dompteur de renommée internationale, et ses lions d'Afrique. Cinq bêtes redoutables qu'il va maîtriser par la seule force de sa volonté. Voici Gavrano Milliosa ! Déjà lions et lionnes pénètrent dans la cage. Ils vont s'installer sur les cinq tabourets de bois. Ils sont habitués à ce cérémonial et connaissent leurs places mais la foule frémit en voyant leurs yeux verts qu'on pourrait croire pleins d'hypocrisie, voire de haine. Gavrano Milliosa apparaît en même temps devant la cage. Un projecteur le suit, mettant en valeur ses moustaches conquérantes, ses cheveux noirs et son corps athlétique. Milliosa est vêtu d'un uniforme blanc et moulant à brandebourgs. Dans sa main droite, une cravache. Monsieur Loyal annonce : — Je recommande au public le plus parfait silence pendant le numéro du maître Milliosa. Milliosa ouvre la porte de la cage et se glisse à l'intérieur. Deux aides surveillent les réactions des fauves, des bêtes magnifiques mais différentes les unes des autres par leur allure et leur âge. Gavrano commence à donner des ordres : — Gloriana ! Une des lionnes saute du tabouret, franchit un cerceau que Gavrano tient à bout de bras puis regagne sa place. Les autres bêtes savent que leur tour arrive — Sultan ! Ricky ! Victor ! Anna ! Mâles et femelles commencent tous par rugir d'un air féroce. Mais chacun, au bout d'un moment, se décide à exécuter les ordres de Gavrano. La tête du dompteur est parfois tout près des redoutables mâchoires. On sent que l'animal hésite, qu'il cherche le moment d'inattention pour sauter à la gorge du dompteur. En tout cas, c'est l'impression que ressent le public. Après des sauts à travers des cerceaux enflammés, des groupements exécutés plus ou moins volontiers, Gavrano saisit Gloriana à bras-le-corps dans une étreinte qui semble aussi amoureuse que mortelle. Puis, il porte la jeune lionne Anna sur ses épaules. Ensuite, Gavrano, étendu sur le dos à même la sciure, laisse Sultan se coucher sur lui : — Sultan ! Viens, Sultan, viens ! Puis, les fauves terminent par un superbe final. Toujours pleins de réticence, ils se décident enfin à obéir. Gavrano les encourage en faisant claquer sa cravache. Sultan, Anna, Ricky, Victor et Gloriana, sur les tabourets, se dressent sur les pattes arrière, pour «faire le beau» comme de vulgaires caniches, tout en poussant des rugissements impressionnants. Les exercices se succèdent pendant vingt minutes. La fanfare éclate tandis que Gavrano indique à ses fauves le chemin du tunnel qui va les conduire vers leurs cages respectives. Derniers rugissements, derniers coups de pattes menaçants vers l'artiste. La foule applaudit à tout rompre. Monsieur Loyal annonce déjà le numéro de clowns et de nains qui suit. C'est à la fin de cette soirée qu'un agent de la Warner Bros, la fameuse compagnie cinématographique américaine, frappe à la porte de la loge de Gavrano Milliosa. Avec lui, le destin frappe aussi. (à suivre...)