Sinclair Bruce est plutôt d'humeur morose au volant de son interminable Oldsmobile, en ce matin du 21 septembre 1964. Pourtant il fait beau. Il fait toujours beau en Californie, spécialement en cette période qui commence fin septembre et qu'on appelle là-bas l'été indien. Avec maestria, il se dirige dans le réseau compliqué des autoroutes qui s'entrecroisent et se superposent à travers la ville de Los Angeles. Ce n'est pas que cette enquête l'ennuie pour une raison particulière mais il pressent qu'elle sera semblable à toutes les autres. Quand on est détective auprès d'une compagnie d'assurances — une des plus importantes —, spécialisé de surcroît dans les vols de bijoux, tout finit à la longue par se ressembler. En huit ans de métier, Sinclair Bruce a pu même établir avec exactitude ses statistiques personnelles : neuf fois sur dix, il s'agit d'un vol véritable, la dixième fois, c'est une escroquerie à l'assurance. Le schéma, dans ce dernier cas, n'a d'ailleurs rien de bien original : des gens autrefois riches et ruinés pour une raison ou une autre, qui n'ont trouvé que ce moyen désespéré pour sauver la face ou échapper à leurs créanciers. L'adresse où se rend le détective est située à Beverly Hills, l'endroit le plus snob de Los Angeles, juste à côté de Hollywood, la plus forte concentration de vedettes et de milliardaires de tous les Etats-Unis. Cela non plus n'a rien que de banal : les vols de bijoux ont rarement lieu dans les banlieues noires... Sinclair Bruce gare rapidement sa voiture : il est arrivé à destination. La propriété devant laquelle il se trouve est semblable à toutes celles qui l'entourent, peut-être un peu moins imposante mais conçue avec un peu plus de goût. C'est surtout le jardin qui le frappe : un véritable jardin exotique, avec des massifs de fleurs de toutes les espèces... Sinclair Bruce appuie sur la sonnette qui émet un carillon très mélodieux. Quelques instants plus tard, la bonne, qui doit avoir la cinquantaine et s'exprime avec un fort accent espagnol, vient lui ouvrir et le prie d'attendre Madame quelques instants. Sinclair a une surprise en pénétrant dans la villa. Ce n'est pas du tout le luxe conventionnel qu'il s'attendait à trouver. Il semble en effet que la nature se prolonge à l'intérieur de la maison. Tout le rez-de-chaussée est un véritable jardin : des plantes grimpantes recouvrent les murs et montent jusqu'au plafond. Près de la moitié de la pièce principale est occupée par une immense volière remplie d'oiseaux tropicaux : des perroquets, des toucans et des oiseaux-lyres. Et ce ne sont pas les seuls animaux : il y a des chats partout, au moins une dizaine, et même un singe qui s'est précipité sur lui dès qu'il est arrivé et qui ne veut pas le lâcher malgré ses efforts pour s'en débarrasser... — Mongo ! Mongo, sois sage ! Excusez-moi, monsieur... Sinclair Bruce se retourne. Elisabeth Carrington lui sourit d'un air gêné. Avant de venir, le directeur de la compagnie d'assurances lui a dit tout ce qu'il devait savoir sur la maîtresse des lieux : 46 ans, mariée depuis dix-neuf ans à Derek Carrington, P-DG d'une entreprise de textile. Pourtant, le directeur ne lui a pas dit qu'elle était belle. Oui, elle est belle, il n'y a pas d'autre mot. Elle n'est pas jolie, elle n'est pas provocante, elle est belle. Sinclair s'assied dans un canapé en rotin entre deux chats, tandis que Mme Carrington, qui s'est emparée du singe Mongo, lui fait des remontrances à voix basse. Elle est blonde, assez grande et bien proportionnée mais malgré tout il y a en elle quelque chose de fragile. Peut-être est-ce que ce sont ses yeux bleus qui le fixent d'un air inquiet ou la ride qui barre son front... (à suivre...)