Accoudé à la barrière blanche de la terrasse de son modeste pavillon, Richard Chapmann prend le frais, profitant de la relative fraîcheur du matin, car cette journée du 6 août 1952 s'annonce torride à Stockton, ville moyenne de Californie, à une centaine de kilomètres de San Francisco. Richard Chapmann, 65 ans, retraité des chemins de fer, fait un peu plus que son âge. Il est grand, très maigre, son visage est creusé de rides et les cheveux qui lui restent sont tout blancs. Il est visible que Richard Chapmann a vieilli avant l'âge... La perte de sa femme, qui remonte déjà à une dizaine d'années, et d'autres épreuves en sont sans doute la cause. Richard Chapmann, immobile, sa pipe à la bouche, a l'air de contempler de ses yeux bleus rêveurs le jardinet sans clôture qui entoure sa maison. En fait ses yeux ne sont pas rêveurs, ni contemplatifs. Et c'est même là son plus cruel problème... Richard Chapmann sursaute. - Eh bien, monsieur Chapmann, je vous ai fait peur ? Vous ne m'aviez pas vue ? - Effectivement, madame Sinclair, je ne vous avais pas vue. — Quel distrait vous êtes ! Regardez donc ce que je vous apporte. Dorothy Sinclair, qui vient de faire irruption, est la voisine de Richard Çhapmann. Celui-ci la connaît bien, un petit peu trop même. A 55 ans, corpulente et volubile, Mme Sinclair part du principe qu'un homme seul est désemparé dans la vie et qu'il a avant tout besoin des services de quelqu'un. Et rien ne fait plus plaisir à Mme Sinclair que de rendre service que ce soit au sein des bonnes œuvres paroissiales ou auprès de Richard Cbapmalln. Comme elle ne travaille pas, elle est donc chez lui pour un oui ou pour un non. Chapmann, lui, aurait plutôt envie de tranquillité mais il n'a jamais osé le lui dire. — Qu'est-ce que vous m'apportez madame Sinclair ? — Vous voyez bien ce que j'ai dans les bras... Un homme en uniforme traverse à ce moment le jardinet. Ç'est le facteur du quartier. Il a un mouvement de surprise en apercevant la boule de poils que Mme Sinclair est en train de poser par terre. — Oh ! Un petit chien ! Qu'il est mignon !... La voisine secoue sa tête disgracieuse. — Mignon, c'est d'accord, mais vous vous rendez compte : cinq qu'elle m'en a fait, ma chienne ! Et avec un berger allemand ! Un croisement de dog et de berger allemand, comme bâtards on ne fait pas mieux ! Ceux que je ne pourrai pas donner, je serai forcée de les noyer... Le visage de Richard Chapmann est devenu subitement rayonnant. — C'est vrai ? Vous me le donnez ? — Bien sûr ! Je viens de vous le dire... Richard Chapmann prend l'animal dans ses bras. — Merci... Oh ! merci madame Sinclair! Je vais l'appeler Dick. — Ne me remerciez pas, cela m'en fait déjà un de casé. A bientôt, monsieur Chapmann. Et elle s'éloigne de sa démarche un peu pesante. Richard Chapmann a un sourire. — Cette pauvre Mme Sinclair, c'est bien la première fois que je suis sincère avec elle ! Le facteur sourit à son tour. — C'est vrai, cela va vous faire un compagnon. — Non, ce n'est pas cela. C'est beaucoup plus. — Ah bon... Richard Chapmann désigne ses yeux. — Je ne le lui dirai pas à elle parce qu'elle en profiterait pour jouer les bonnes âmes, mais je vais devenir aveugle. Alors, vous comprenez, le chien... Aveugle ! Vous êtes sûr ? — Oui. Plusieurs médecins me l'ont dit. Il n'y a rien à faire. Je vois de moins en moins. Et cela continuera jusqu'au noir complet. Après quelques paroles d'encouragement, le facteur reprend sa tournée. Et Richard Chapmann reste seul avec Dick, lequel pousse de petits aboiements. (A suivre...)