Au début du XIXe siècle, l'Amérique représente le rêve pour des milliers d'Européens vivant dans la misère. Irlandais réduits à la famine par la surpopulation et par les mauvaises récoltes, Polonais qui fuient la botte tsariste et les pogroms. Italiens du Mezzogiorno accablés d'enfants et exploités par des propriétaires terriens avides et sans pitié. Ils mettent de côté le prix du passage qui les amène en bateau jusqu'à la statue de la Liberté. Mais une fois passée la quarantaine imposée aux émigrants, tout n'est pas rose. Même si les cousins déjà installés se poussent un peu pour faire de la place aux nouveaux arrivants, la vie est dure, les dollars rares et si l'on veut élever ses enfants dans les grands principes d'honnêteté, il faut être prêt à relever ses manches, à dormir à plusieurs dans le même lit, à avaler plus de pommes de terre que de langoustes, et en plus il faut se faire à la vie des grandes cités, loin des horizons tant aimés, loin de la verte Angleterre, de la Pologne irremplaçable, des collines ché-ries qui bordent le golfe de Naples. — Mary, regarde ce que je lis dans le journal. Mary O'Casey a les bras qui trempent dans la lessive ! C'est qu'il faut bien laver toutes les chemises, les jupons et les chaussettes de la famille O'Casey. On est sept à table tous les soirs... — Tu as acheté le journal ? — Que tu es bête ! Je l'ai trouvé dans la rue. Pas question de dépenser un penny, mais on ne sait jamais, on peut y lire quelque chose d'intéressant. Et justement écoute : il y a un certain M. Milaney qui fait une annonce. — Et qu'est-ce qu'il annonce ? Il a du travail à proposer ? Quelque chose qu'un paysan irlandais puisse faire à New York ? — Ecoute : «Moi, Barnaby H. Kesler Milaney, arrivé au crépuscule de mon existence, je peux dire que j'ai eu de la chance. Arrivé en 1882 dans la libre Amérique j'ai fait prospérer les quelques dollars que j'ai pu amasser, et aujourd'hui, grâce aux possibilités qui s'offrent à tous ici, je suis à la tête d'une honnête fortune qui me permet d'envisager de prendre une retraite sinon dorée du moins confortable...» — Il a bien de la chance, ce Milaney... — «Mais quand je suis arrivé ici, j'ai connu moi aussi la misère et la faim. Je sais comme il est douloureux de rester plusieurs jours sans prendre un vrai repas, cherchant sa pitance parmi les déchets des marchés, dormant sous les escaliers avec pour seule couverture une méchante veste rapiécée, mendiant même quelques cents pour survivre. J'ai connu la vermine, la crasse, les humiliations et l'implacable enchaînement de l'exclusion qui vous met hors de la société et vous enlève toute chance de vivre avec un minimum de dignité...» — Arrête, Sean O'Casey, on connaît tout ça, pas besoin d'en rajouter... — Mais attends un peu Mary, si je lis l'annonce depuis le début, c'est parce que la suite est intéressante... Alors je continue : «Et dans le fond de ma misère, je me suis dit maintes fois : je ferais n'importe quoi pour m'en sortir, j'accepterais n'importe quel travail, aussi humiliant soit-il, pour gagner les quelques dollars qu'il me faut pour m'en sortir. J'accepterais les besognes les plus humiliantes, les moins ragoûtantes. Eh bien, un jour j'en suis sorti, et après avoir remercié Dieu de sa bonté je me suis fait une promesse solennelle : je me suis juré de donner, moi aussi, sa chance à un de mes frères déshérités. C'est pourquoi aujourd'hui, 14 mars, j'annonce par la voie de la presse que je vais consacrer 11 700 dollars pour aider trois de mes frères en misère. (à suivre...)