Leurs regards se croisent, durs, fixes, et la mort d'un homme est décidée dans une classe du lycée Goethe, à Gottingen. En Allemagne, les professeurs participent aux épreuves du baccalauréat, et l'examen oral de langue allemande, auquel Arnault Kurer vient de soumettre son élève Michel Rodler, s'est déroulé dans la plus franche hostilité, suivie d'un silence électrique : «C'est bon. Vous pouvez vous rasseoir», dit enfin le professeur. Mais l'élève reste debout. «Comment allez-vous me noter, monsieur ? Je ne suis pas obligé de vous répondre. Mais comment vous cacher que votre note ne sera pas fameuse ? — Si elle est trop mauvaise, je risque d'être refusé. — C'est bien pour cela que le baccalauréat existe. Il ne s'agit pas de délivrer automatiquement un diplôme auquel chacun aurait droit comme à une carte d'identité. Pour avoir son bac, il faut des connaissances suffisantes. Si vous ne les avez pas, il est juste que vous soyez recalé. Et maintenant, je vous demande de vous asseoir. J'ai vos camarades à interroger. Vous n'êtes pas seul ici.» Michel Rodler, grand blond, à la pomme d'Adam proéminente, serait plutôt sympathique sans un excès de désinvolture qui rejoint l'insolence. Et plutôt joli garçon sans une minceur excessive qui rejoint presque la maigreur. A dix-sept ans, mais après tout c'est bien normal, il donne l'impression de ne pas être tout à fait fini. Rien de définitif en lui, sinon la décision qu'il vient de prendre et qu'il se répète mentalement : «Si le prof me fait rater mon bac, je le tuerai ! Si le prof me fait rater mon bac, je le tuerai ! Si le prof me fait rater mon bac, je le tuerai !» Le soir venu, Arnault Kurer examine l'une après l'autre les fiches des élèves soumises à son appréciation : tout en bas, une case blanche où le professeur doit donner son avis. Sur la fiche de Michel Rodler, il écrit : «Insuffisant en allemand.» Le professeur, petit homme carré très sportif, souvent vêtu d'un survêtement, n'éprouve pas de haine envers Michel Rodler, mais croit de son devoir d'être particulièrement dur avec lui. II est sévère avec tous ses élèves, mais le cas Rodler lui semble particulier : fils d'un hôtelier de Gottingen, parents aisés, même fortunés, Michel doit se voir imposer par ses professeurs la discipline dont sa famille ne lui fait pas obligation. En réalité, il est possible que sous cette dureté le professeur, qui n'a pas de fils mais deux filles, éprouve une affection secrète pour ce garçon intelligent et rétif. Il est possible aussi qu'Arnault Kurer soit le seul être au monde à deviner, dans ce jeune homme qui force la sympathie de tous ceux qui l'approchent, un défaut secret, une fêlure qui le rend inquiétant, tout comme un outil parfaitement sain d'apparence recèlerait une paille pouvant entraîner une brusque cassure et créer des drames. Quelques jours plus tard, lorsque au milieu de ses camarades, Michel Rodler vient consulter la liste des candidats reçus au baccalauréat et n'y voit pas son nom, il éructe : «Le salaud !...Je le tuerai !» Un de ses camarades, qui l'entend ainsi grommeler, tourne vers lui ses grosses lunettes et demande : «C'est après Kurer que tu en as ?» Michel Rodler réalise qu'il vient de commettre une petite faute : il y avait trop de haine et de détermination dans cette exclamation. D'ailleurs, l'autre ajoute derrière ses grosses lunettes : «II ne faut pas en faire une montagne, Michel ! ce n'est qu'une année de perdue.» Mais la détermination secrète de Michel Rodler n'en est pas amoindrie. (A suivre...)