Provocation On ne saura jamais pourquoi Tiaret l?a surnommé «Gabin». C?est un secret que l?homme a emporté avec lui, bien des années plus tard. Nous sommes en 1948. Le film Pépé le Moko tourné à la Casbah faisait fureur, et les Européens, qui venaient prendre leur anisette à midi au bar Le Grillon de Tiaret, avaient fini par donner au barman, un beau brun de 20 ans, le surnom de Jean Gabin. Il était tellement serviable Gabin, de son vrai nom Mohamed, qu?il n?y en avait que pour lui au zinc. «La monnaie Gabin», «Des merguez Gabin», «L?annuaire Gabin», «C?est pour toi Gabin»? Mais un dimanche après-midi, bien après la messe, un jeune colon de Toumlet passablement éméché ? un chagrin d?amour sans doute ? s?en prit violemment à Gabin pour une banale histoire de cendrier oublié. Le ton monte. Les insultes pleuvent sur la tête du garçon, comme une averse en beau milieu de l?été. Malgré l?intervention de quelques clients encore lucides qui tentèrent de calmer l?atmosphère, le forcené commettra l?erreur fatale de traiter le barman de «bâtard» de «fils de chien» et de «petit-fils de bonniche». Cette fois c?en était trop. Sans même réfléchir, Gabin se saisit du couteau de la cuisine qui servait à découper le salami pour la kémia des clients et l?enfonça d?un seul coup dans le c?ur du colon. En moins d?un quart d?heure, le quartier sera bouclé, les témoins du drame embarqués dans le panier à salade, comme on disait à l?époque, le corps de la victime transporté à la morgue et Mohamed solidement menotté. Son procès dura plus de six mois aux assises. Compte tenu de son jeune âge et des circonstances atténuantes ? les juges ont retenu la provocation ? il ne sera pas condamné à mort mais à perpétuité, à Cayenne. Il passera dix ans dans ce pénitencier où il côtoiera Papillon et les plus célèbres tueurs en série français. Il y passera dix ans à casser des cailloux traînant des boulets. La dure réalité de la prison des îles tempéra son caractère. Au fil des mois, il se rendra compte de plus en plus de la précarité de son statut d?indigène, de l?injustice coloniale et de la «hogra» dont sont victimes finalement tous ses compatriotes. En 1958, la délivrance viendra de Paris où le général De Gaulle, pour des raisons de politique interne, avait décidé de fermer tous les pénitenciers des territoires d?outre-mer et de libérer, par la même occasion, tous les détenus. Gabin mettra un mois pour rejoindre Tiaret. Les colons, qui n?avaient pas oublié son geste, feront passer la consigne pour que le bagnard ne trouve pas de travail. Ils feront pire : ils lui colleront le sobriquet de «Jean Caillou». Et «Jean Caillou», même les enfants l?éviteront dans la rue, il sera montré aux petits comme l?exemple du monstre à éviter à tout prix. Alors monstre pour monstre, Gabin, alias Jean Caillou, prendra les armes, montera au maquis pour servir la Révolution et mourra par un matin d?automne, en héros, sur les monts de l?Ouarsenis. Car «Pépé» n?était pas manchot.