En haut de la pente neigeuse, bien planté sur ses skis, Kiell Ericson ajuste lentement son fusil à répétition. Il a planté ses deux bâtons et ne tient plus que sur ses skis écartés. Pour assurer son équilibre et ne pas être renversé par le coup, il est légèrement sur ses carres, c?est-à-dire que le bord de ses skis s?enfonce un peu dans la neige, en travers de la pente. C?est de la poudreuse. De la neige de printemps. Le soleil du mois de mai alternant avec le gel de la nuit a formé à la surface une croûte un peu verglacée. Mais elle crève comme du sucre glace à la surface d?un gâteau, et dessous, c?est de la poudre. Il y en a au moins deux mètres d?épaisseur. Et la pente est exposée au sud. Kiell a vingt-deux ans, mais il est Norvégien et connaît bien la neige. Il ne descend jamais une pente poudreuse exposée au soleil, en plein mois de mai. C?est pourquoi il est resté en haut, bien que les deux perdrix blanches soient beaucoup plus bas, à quarante mètres au moins en direction du lac gelé qui miroite au fond de la combe neigeuse. C?est grâce à ses lunettes de soleil anti-ultraviolets qu?il a pu les repérer. Kiell Ericson adore chasser la perdrix des neiges, dont les plumes deviennent blanches en hiver. Il en a déjà trois dans son sac. S?il touche au moins une de ces deux-là, ce sera un beau coup. Avec le canon «choké», la gerbe de plombs devrait encore être assez meurtrière à quarante mètres. Si l?autre s?envole, il tentera le doublé avec le canon demi-choké à tout hasard. Avec des douilles chambrées à soixante-dix millimètres, ce ne serait pas la première fois qu?il réussirait un «coup de longueur». Kiell Ericson a pris sa moufle entre ses dents, pour pouvoir introduire son doigt dans le pontet. Il s?assure, encore une fois, bien sur ses skis légèrement écartés, respire lentement à fond, bloque sa respiration, et tire. Une fois, deux fois. Les détonations se répercutent bizarrement dans la combe, comme si elles ricochaient, cinq ou six cents mètres plus bas, sur la surface gelée du lac. Sous les skis de Kiell Ericson, la neige se dérobe. D?abord au ralenti, puis, en moins de cinq ou six secondes, il disparaît dans une avalanche? Quand le jeune Kiell Ericson se sent entraîné, il se dit : «Imbécile? Je le savais ! On ne tire pas sur une pente poudreuse !» Il se dit cela et il culbute avec ses skis, son fusil et son sac tyrolien sur le dos. Et il ne se dit plus rien, car l?avalanche le recouvre et il s?évanouit. Quand il se réveille, d?abord il ne comprend pas. Il se dit : «Mon petit Kiell Ericson, tu as une sacrée veine. Tu devrais te retrouver sous la neige, et tu es à plat ventre dessus. Quand même, ça te servira de leçon.» Ensuite, il ouvre les yeux et ne voit rien. Il se dit : «C?est la nuit, je suis resté évanoui longtemps. Voyons si je n?ai rien de cassé. Mes bras et mes jambes sont repliés d?une drôle de façon. D?abord, me relever?» Il prend appui sur ses bras. Du moins, il essaie. Et il ne peut bouger les bras, ni le corps ni même relever la tête. Alors, il comprend : «Je ne suis pas sur la neige, je suis dessous !» Et il lui prend une abominable panique. Son corps se tend, se crispe, il essaie de soulever la neige au-dessus de lui. En vain. Il lui vient la rage de la peur. Il ouvre la bouche et se met à hurler. Il s?entend comme dans une ouate. Il a les oreilles emprisonnées dans la neige. Comme tout le reste. Son hurlement s?arrête net. D?abord, parce qu?il a honte de lui. Ensuite, parce qu?il se dit : «Si je commence à paniquer, je suis fichu. Ce n?est pas le moment de crier. C?est le moment de réfléchir. Je ne peux pas bouger. Bon. C?est affolant. Je suis sur le ventre, avec une jambe tordue en travers de l?autre. Mes skis sont croisés. Mes skis sont sûrement croisés, puisque j?ai des attaches en lanières de cuir. Je ne peux pas bouger les jambes pour le sentir, mais j?ai forcément les skis en croix. L?un d?eux doit être planté presque verticalement. L?autre est un peu à plat, puisque je me sens la cheville un peu tordue.» (à suivre...)