La houle du Pacifique est mauvaise, l'aube est curieusement violette et cela donne à l'océan un air d'un autre monde. Très loin des lumières du grand port marchand du Chili, Antofagasta, une flottille gagne la pleine mer. Un yacht tout d'abord, traînant derrière lui deux canots. Puis le moteur du yacht s'arrête. Les deux canots sont tirés vers l'échelle de coupée. Ils dansent et se cognent contre la coque blanche au rythme de la houle qui s'aggrave. Le ciel dans le soleil mauve se couvre de nuages gris de plomb. Sur le pont du yacht, deux ombres gigantesques viennent d'apparaître. Deux monstres, en carapace de fer. Deux chevaliers, casqués, portant la lourde armure des conquistadores. Sous le heaume relevé, deux visages, jeunes, au regard furieux. L'un est celui de Don José Guerrero, fils unique d'un banquier d'Antofagasta. Il a vingt-cinq ans. L'autre est celui de Miguel Rosario, un jeune propriétaire terrien de vingt-sept ans. Derrière eux, leurs témoins. Quatre jeunes gens riches et désœuvrés, des compagnons de soirée, qui ont accepté de contrôler le duel le plus extravagant de tous les temps. Les deux hommes en armure descendent l'un après l'autre dans leurs canots respectifs. Il faut des filins pour les empêcher de tomber, et guider leurs mouvements maladroits. Les armures sont énormes, splendides, elles datent de l'invasion espagnole. La veille elles trônaient encore dans l'immense salon de l'immense château du señor Guerrero, banquier multimilliardaire et père de José. C'est José, justement, qui descend le premier. Debout dans son canot, il a du mal à garder l'équilibre, et s'appuie sur son arme, une carabine automatique à répétition. Miguel, son adversaire, a la même. Dans quelques minutes, le yacht va larguer les amarres et les deux chevaliers en armure resteront seuls sur l'océan. Le duel va commencer. Un duel en 1950 et non au Moyen-Age. Quelle folie a pris ces deux jeunes gens, beaux et riches, et qu'espèrent-ils ? La mort de l'un d'eux. Avant d'en arriver à ce duel sur mer, entre deux chevaliers en armure du xIIIe siècle et munis de carabines à répétition du xxe, il convient de faire la connaissance d'une femme. Tout d'abord, cette femme est une inconnue pauvre, qui habite le quartier de la ville réservé aux Indiens. En 1950, dix pour cent de la population chilienne est de race indienne pure. Il y a les Diaguitas, les Chibchas, et bien entendu les Incas. Elle est inca. Elle a gardé de ses ancêtres guerriers et envahisseurs l'arrogance et la morgue. Sa famille est de noblesse inca, descendante d'un chef de grand renom. Elle s'appelle Trepan Mayo, mais pour l'Etat civil chilien, c'est Concita Del Mayo. Concita ne peut rester longtemps inconnue. A dix-huit ans, elle est trop belle. Belle d'un mélange de sang indien, parmi les plus nobles : de père inca et de mère araucan. Ses parents sont morts en 1947 d'une épidémie de typhoïde et, à quinze ans, Concita a trouvé une place de serveuse dans un restaurant ultra-chic. C'est là qu'elle a commencé à comprendre le pouvoir fantastique qu'elle pouvait exercer sur les hommes, quels qu'ils soient, du balayeur au milliardaire. Les mots pour la décrire semblent plats et dépourvus de la sensualité nécessaire. 1,70 m, mince, œil noir et cheveux noirs, teint bistre. Il faudrait d'autres mots, des mots peut-être ridicules, des envolées de poètes ou de peintres. Il faudrait dire que ce corps mince et brun est celui d'une liane ou d'un serpent, que les jambes sont des fuseaux lisses, que ses cheveux sont une masse de soie noire, épaisse, lustrée et vivante qui la couvre d'un manteau insolite. Il faudrait dire que ses yeux noirs sont plus que noirs, en amandes, que ce nez droit et mince est un défi à l'esthétique la plus pure. (A suivre...)