Personne n'a oublié l'opéra de Leonard Berstein, adapté peu après à l'écran et qui fut un succès dans le monde entier : West Side Story. Il racontait l'histoire de Roméo et Juliette transposée dans les faubourgs ouest de New York... C'était dans le début des années soixante. Ces affrontements entre une bande d'Américains de souche et d'Américains d'origine portoricaine avaient été considérés à l'époque comme d'une extrême violence. Et pourtant, jusqu'à l'épilogue tragique à cause d'un coup de couteau, les deux camps rivaux se battaient à mains nues. On s'alarmait aussi de la jeunesse des protagonistes. Pensez donc : ils n'avaient que dix-huit ans ! Trente ans ont passé... Nous sommes en août 1994, non plus dans les faubourgs ouest de New York, mais dans les faubourgs sud de Chicago. Et les drames qui s'y déroulent la nuit illustrent l'effarante progression de la violence en trois décennies aux Etats-Unis. Voici ce qu'on pourrait appeler South Side Story, une histoire d'affrontement entre bandes elle aussi, mais qui ne ressemble en rien à West Side Story. On ne peut ni la mettre en musique, ni la danser, ni la chanter, et elle ne suscite que l'incrédulité et l'horreur. Dimanche 28 août 1994... Il est 21 heures et la tombée de la nuit n'a pas mis fin à la chaleur. Il règne une moiteur étouffante dans le South Side, cette immense zone délabrée qui s'étend au sud de Chicago. Le South Side est, avec Harlem, à New York, et Watts, à Los Angeles, la plus grande concentration de misère des Etats-Unis. Car, dans le pays le plus puissant du monde, ils sont des millions à vivre dans des conditions analogues à celles du tiers monde, des millions qui ont un point commun : ils sont Noirs. Il n'y a que des Noirs dans le South Side ; des Blancs y risqueraient leur vie. La police n'y va jamais, sauf pour des faits particulièrement graves. Dans ces cas-là, elle intervient en force, avec un déploiement de moyens qui s'apparente à une opération de guerre. Non, la police ne peut pas venir dans le South Side pour chaque crime qui s'y commet, sinon tous les effectifs de Chicago n'y suffiraient pas. Ces crimes ont, d'ailleurs, une particularité : ils sont commis par des adolescents ou des enfants. Dans le South Side, les parents ne travaillent pas : ils sont pratiquement tous au chômage. Ce sont les enfants qui font vivre la famille. Les uns gagnent leurs dollars en vendant du crack, le dérivé bon marché de la cocaïne. Inutile de préciser qu'entre les jeunes dealers, c'est une guerre sans merci. Ils se tirent dessus pour quelques grammes de drogue, la possession d'un bout de trottoir ou simplement par jeu. Quant aux autres, ils sont tout simplement tueurs à gages ! En effet, en cas de capture, ils ne sont passibles que de peines légères, alors que les adultes risqueraient la chaise électrique. Les gangs se livrent à un intense recrutement parmi eux, principalement au moment de la rentrée scolaire. Nous sommes devant un terrain vague donnant sur la 108e rue, une des plus laides et des plus misérables du quartier, ce qui en dit long sur l'aspect des lieux. La 108e rue a une caractéristique : des paniers de basket y sont accrochés de place en place sur la façade des maisons. Ainsi, les jeunes peuvent y jouer à leur sport favori. Il y a bien un terrain de basket à l'école, mais l'établissement est trop dangereux, ainsi que le chemin qui y conduit. Les élèves n'y vont plus ; le quartier n'est plus scolarisé. C'est l'ultime étape de la décomposition sociale. Pour l'instant, ce n'est pas un match de basket qui se déroule sur le stade improvisé que constitue le terrain vague, mais une partie de football. Une vingtaine de très jeunes gens se disputent à grands cris un ballon ovale, avec des casques de moto sur la tête pour se protéger des chocs. Tout autour, il y a un peu de public : des habitants de la rue, garçons et filles...(A suivre...)