Thérésa, la jeune femme brune, penche légèrement la tête en avant. Son front se plisse car elle a le soleil dans ses yeux noirs. Elle a la peau mate, le visage intelligent, et ce nez assez fort qu?ont souvent les Péruviennes. Elle a vingt-neuf ans. «Vous ne pouvez pas, dit-elle, vous lancer seul dans une aventure aussi périlleuse.» Les mains sur les hanches, Thérésa s?adresse à Michel, un homme de quarante ans, grand, mince et brun ; un visage long aux joues creuses, un physique d?athlète, d?explorateur et de savant. Bref, un bel homme. «Mais vous savez bien, Thérésa, que personne ne veut m?accompagner. ? Alors, Michel, il faut renoncer.» Michel éclate de rire. Comment renoncerait-il alors qu?il a déjà surmonté la plus difficile des épreuves : l?administration ? Maintenant qu?il a obtenu les visas, les permis et les certificats divers, il renoncerait ! Les dangers de la jungle amazonienne sont moins graves, à son avis, que l?hypocrite attention des fonctionnaires. Qu?importe la terrible humidité de l?air quand on a échappé à l?apathie mortelle des bureaux. Les araignées et les serpents sont moins venimeux que les chefs de service, les poissons carnivores et les crocodiles moins féroces que l?aimable diplomate qui condamne un rêve d?un trait de plume. Les tribus hostiles ne le sont ni plus ni moins que les douaniers. Quand on a connu tout cela, on ne recule plus devant rien. «Alors, dit Thérésa, je pars avec vous.» Michel reste quelques secondes abasourdi. Partir avec une femme pour une telle expédition ! Voilà bien une chose à laquelle il n?avait jamais pensé. Chargé de mission géographique et linguistique par le Musée de l?Homme, le ministère de l?Education nationale et l?Unesco, Michel vient de filmer les montagnes de la Cordillère des Andes et les tribus d?Indiens vivant près du lac Titicaca. Il y a acquis la preuve que les connaissances géographiques sont à réviser sur trois points : 1. Le lac Titicaca appartient au système amazonien. 2. L?Apurimac n?est pas un affluent de l?Amazone, mais l?origine de l?Amazone. 3. L?Apurimac reçoit des eaux du Nevado de Haucra. C?est donc une longueur de 6 500 kilomètres qu?il faut accorder à l?Amazone, du Nevado de Haucra à l?Atlantique. Ces découvertes donneraient à l?Amazone la même longueur que le NiI, le plus long fleuve du monde. Et c?est ce qu?il veut prouver définitivement, en descendant en kayak l?immense voie d?eau depuis sa source. Mais avec une femme, voilà bien une idée qui ne lui serait jamais venue. «Pourquoi pas, demande Thérésa, je vaux bien des hommes !» Michel est obligé d?en convenir. Elle est jeune, robuste, elle sait nager admirablement. Elle est intelligente. Pourquoi la repousserait-il d?emblée ? D?aucuns pourraient trouver cette idée déraisonnable, mais pas Michel. Pourtant, il n?est plus un gamin. Il a quarante ans, il est né le 21 avril 1912 à Orléans. Il a toujours été premier de sa classe. Il a passé plusieurs licences. Il a vingt et un diplômes. A vingt et un ans, il a été reçu à la Maison de l?Institut de Londres, après avoir brillamment soutenu une thèse sur les poussières londoniennes. Il a été aviateur, puis inspecteur général du contrôle des prix au Maroc ; puis professeur de langues et de droit commercial à l?école Bréguet. En 1950, il a fait un premier grand voyage en Abyssinie, traversant seul à moto toute l?Afrique du Nord, la Libye, l?Egypte. Il pense que Thérésa n?aurait pas été déplacée dans un tel voyage. Elle l?aurait beaucoup aidé. Mais de là à descendre l?Amazone avec elle? quelle responsabilité ! Les critiques ne vont pas manquer. Finalement, il décide de refuser. Mais il lui faut un prétexte. «C?est impossible, vous ne savez pas vous servir d?un kayak. ? J?apprendrai, dit Thérésa. ? Mais vous n?avez pas de matériel et je n?ai plus d?argent. ? J?en ai, dit Thérésa, j?ai vendu tout ce que je possédais. ? Mais je pars dans quelques jours, Thérésa. ? Je sais? et je suis prête.» (à suivre...)