Union - Elle et lui s'aimaient solidement et se portaient un respect mutuel. Louise se tenait derrière la baie vitrée qui donnait sur la terrasse. Elle observait avec une pointe d'inquiétude son mari Rodriguez, qui avalait un peu trop rapidement les grands verres d'anisette qu'il se servait. Elle le voyait de dos. Il épongeait de son mouchoir rouge de grosses gouttes de sueur qui perlaient sur sa nuque, rasée à la brosse. Il actionna nerveusement la manivelle du téléphone. Elle l'entendait interpeller nerveusement la préposée des postes, qui était pourtant une amie de la famille : «Alors Isabelle, vous me le passez, Frédérico, ou il faut que j'aille le chercher ?». Elle ne l'avait jamais vu dans cet état et n'osait pas lui demander ce qui le tracassait à ce point. Elle sentait que quelque chose n'allait pas. Il était rentré comme d'habitude, en fin d'après-midi, avant que les grillons ne se mettent à chanter. Elle lui avait préparé sa table basse sur la terrasse, avec la bouteille d'anisette, de l'eau fraîche et des amuse-gueule. Contrairement à ses habitudes, il n'avait pas fait sa toilette et n'avait pas échangé sa salopette contre des habits de ville. Il était directement passé à la terrasse, s'était versé une longue rasade d'alcool ; l'avait avalée d'un trait et avait saisi le téléphone pour parler à son ami Frédérico. Elle sentait confusément que quelque chose de grave se passait. Rodriguez était un garçon plein de prévenances, mais c'était un sanguin. Louise savait qu'il fallait laisser passer l'orage et ne pas le contrarier quand il était en colère. Elle et lui s'aimaient solidement et se portaient un respect mutuel. Ils étaient mariés depuis une quinzaine d'années, mais trop de choses essentielles continuaient de les séparer. Lui était issu de cette souche espagnole qui avait déferlé sur l'ouest de l'Algérie, moins de vingt ans après la colonisation. Ses aïeuls, des paysans basques ruinés, s'étaient échoués sur ce coin perdu de la côte africaine et contre quelques louis avaient acheté ce papier timbré qui leur conférait la nationalité française et le droit de devenir propriétaire terrien. La terre qu'ils avaient accaparée se trouvait dans une plaine de coteaux sans fin et traversée d'un cours d'eau que les autochtones appelaient Oued el-Mellah. Le fleuve salé. En espagnol Rio Salado. Le nom qui allait être le sien désormais. Les Arabes, anciens propriétaires, allaient se transformer en ouvriers agricoles. Les pauvres Espagnols désargentés et ballottés par les vents de l'adversité, devinrent des viticulteurs cossus. Mais la langue, les us et coutumes du pays de Cervantès restèrent vivaces dans ces colonies françaises et c'est pour cela que Rodriguez a un prénom aussi caractéristique. Louise avait une autre histoire. Elle était de Prudhon, un coquet petit bourg du côté de Sidi Bel Abbes et que les indigènes appelaient Sidi Brahim. Ses ancêtres étaient des Alsaciens qui avaient fui l'Hexagone à cause du problème franco-allemand de l'Alsace-Lorraine. C'est l'exode massif de ces populations déracinées qui allait donner le fameux pseudonyme de «pied-noir» parce que, contrairement aux autres populations de France et du reste de l'Europe qui avaient débarqué en Algérie et qui portaient des souliers et des bottines de toutes les couleurs, les Alsaciens portaient tous des chaussures de couleur noire. Un, jour, par un samedi soir de bal municipal, le ténébreux Rodriguez remarqua la blanche Louise. Ce fut le coup de foudre. Ils se marièrent, eurent une vie heureuse et trois beaux enfants, mais Louise ne put jamais se faire accepter par le milieu de son mari où on continuait à la considérer comme une intruse. Tous parlaient ostensiblement espagnol, comme pour la faire rager. Mais ses pensées furent brusquement interrompues par un éclat de voix de son mari. La préposée au téléphone avait fini par lui passer Frédérico. «Mais où étais-tu, bon sang ? Qu'est-ce que cette histoire ?» Louise comprit que quelque chose de grave se passait. Elle vit son mari devenir blême, le combiné collé à l'oreille. De temps à autre, il marmonnait des mots inintelligibles, comme des questions, comme des supplications. Il finit par raccrocher. Il resta longtemps prostré, la tête entre les mains. Lorsqu'il leva les yeux sur Louise, elle put voir qu'il avait pleuré. Il referma doucement et posément la bouteille d'anisette. Il était apaisé, mais donnait l'air d'être exténué. Comme s'il avait vieilli. Il se leva et dit simplement : «L'OAS a perdu ! Les Arabes ont gagné. Il faut partir !» D'un pas lourd, il regagna sa chambre et s'effondra sur le lit.