Il erre le hère. Il y a comme ça des formules qui véhiculent le pléonasme : dites hère et l'errance est. Ils sont de plus en plus nombreux à émarger au vagabondage, changeant de porte cochère comme on change la planète, préposés à la recherche éperdue d'un port d'attache comme le naufragé cherche l'ile salutaire. Ils sont les rescapés de la tempête moderne, celle du néolibéralisme, la forme la plus impitoyable de l'organisation sociale : chacun pour soi et Dieu pour quelques uns, les plus veinards, ceux-là, qui roulent carrosse, habitent des palais qui fleurent bon le jasmin et la coriandre. Et les loosers sont de plus en plus nombreux à investir le pavé, laissés-pour-compte de cette mondialisation, cette nouvelle religion louée par les gourous qui ne conçoivent l'existence qu'avec des graphes comme à la bourse. Le peuple des SDF a connu un formidable bond, un boom comme disent les économistes d'après-guerre. En ces temps lointains, il état rare chez nous que chaque ville ait ses errants attitrés, des fous plus proches de l'idiot du village que du désespéré affamé fouillant les poubelles. Ils étaient l'âme de la ville et on ne sait par quelle superstition, tout le monde croyait vouer au courroux divin tout individu qui leur ferait du mal. Aujourd'hui, cette aura céleste a disparu et des vagabonds sont de plus en plusa jeunes, abonnés plus aux vapeurs éthyliques de la colle à snifer qu'aux errances folles sur les boulevards, traînant le carton et le baluchon. Il erre le hère, portant en bandoulière ses désillusions, lui qui avait débarqué à Alger caressant les rêves d'un Rastignac, commençant par le bas de l'échelle, garçon de café, apprenti, coiffeur, portefaix et plongeur avant de plonger à son tour dans la fange de ces faunes qui peuplent le Square Port-Saïd, personnages attendant un Gadot qu'ils savent ne jamais venir. Et puis, il y a l'errance au féminin, bout de femme en guenilles, mères porteuses de nombreuses progénitures qui jouent insouciamment sur le trottoir. On dit d'elles qu'elles constituent les ouvrières de la mendicité devenue une véritable industrie et si ce business est avéré, il y a dans le tas de véritables détresses qui ont subitement connu le ruisseau, filles-mères, rêveuses infortunées tombées trop tôt entre les serres d'impitoyables souteneurs ou tout simplement femmes mises à la porte suite à une répudiation. Il erre le hère et c'est l'heure de la charité qu'une ruche de bénévoles distribuent en soirée à partir de véhicules portant ce slogan de la miséricorde qui rappelle souvent que la solidarité est un fonds de commerce. Le Croissant-Rouge est le baromètre de la misère et la charité qu'il pratique est conjoncturelle. L'essor d'une société se mesure au nombre sans cesse décroissant de ses SDF. La nôtre de société s'enorgueillit de distribuer de plus en plus de vivres, de comptabiliser de plus en plus de «nécessiteux», ce terme empreint de pudeur pour dire que la pauvreté a fait des pas de géant. Et les hères sont là comme un cinglant démenti aux statistiques pompeuses. Il erre le hère et même les jardins publics, ces havres pour vagabonds, ferment leurs portes la nuit. La nuit, tous les hères sont gris. De froid ou de colle à snifer. Enfin, de quoi je me mêle ? Khelli l'bir beghtah.