Il n'est vraiment pas beau, le malheureux Binette ! On peut même dire que la laideur est ce qui le caractérise le mieux. Il a seize ans pourtant, l'âge où l'on devrait commencer à plaire, mais pour lui, rien à faire. A tous les habitants du village de Saint-Pierre-l'Eglise, dans le Maine-et-Loire, il ne peut inspirer que le mépris, la dérision ou le dégoût. Pour le décrire, il n'y a pas de meilleure comparaison que ces images qu'on trouve parfois dans les rébus pour exprimer la syllabe «laid». Oui, c'est cela Binette. Son visage est étroit et dévié, avec, au milieu, le nez qui penche d'un côté ; ses épaules sont inégales, la gauche s'abaisse fortement. Il est tout maigre, il a un pied bot et il boite. Sous son front bas, son regard rusé et fuyant semble contourner les objets et fuir les gens. En plus, il a des boutons ; mais cela du moins, on peut penser que c'est l'âge et que cela passera dans quelques années. Tandis que le reste... Mais au fait, pourquoi s'appelle-t-il Binette ? Ce n'est pas un nom, Binette ! Ce n'est pas son nom, effectivement, il s'appelle Pierre Laborde. Son surnom lui vient de l'école. Le premier jour, à la rentrée, ses petits camarades ont bien rigolé en le voyant. Avec la cruauté des enfants, ils n'ont pas mis plus de quelques minutes pour lui trouver son surnom : — T'as vu la binette qu'il a celui-là ? — Binette, pourquoi t'as pas une tête comme tout le monde ? Le petit garçon ne s'est pas fâché, il s'est même mis à rire plus fort que les autres : — Oui, c'est vrai, je m'appelle Binette. C'est rigolo, hein ? Depuis, le surnom lui est resté. Et Binette est le premier à en rire, car Binette aime beaucoup rigoler. Dernier de sa classe, Binette est considéré par tout le monde comme un cancre, un paresseux, un mauvais sujet ; c'est à peine s'il arrive à lire et à écrire. Il faut dire que ce n'est pas si facile, quand on est débile et qu'on a, par-dessus le marché, des difficultés psychologiques. Mais à l'époque, dans les années quarante, ce ne sont pas des choses aux-quelles on fait attention. Binette s'épuise à suivre les cours destinés à ses petits camarades normaux. Il y a longtemps que ses maîtres ont cessé de faire attention à lui et qu'ils le laissent tranquille, au fond de la classe, près du poêle. Mais après tout, Binette s'en fiche ! Ce qui compte pour lui, c'est de bien rigoler. C'est cela sa conception, sa philosophie de la vie, si l'on peut dire : rigoler. Et Binette rigole à sa manière, une manière comme on dit bête et méchante. Un de ses passe-temps favoris est de prendre un grand bâton, d'y attacher au bout une aiguille et, les jours de marché, de piquer dans le dos les vieilles femmes. Son coup fait, il s'enfuit à toutes jambes en riant. Le rire de Binette, on le connaît dans le village, un rire méchant, déplaisant, avec, si l'on fait un peu attention – mais personne ne fait attention –, un arrière-fond de désespoir... Voici un autre exemple, un autre bon tour de Binette : celui-là, il en a rigolé après pendant des mois et des mois. Il avait emprunté une brique à une voisine ; il la lui a rendue en la tenant par un bout, entourée d'une serviette. La voisine l'a prise par l'autre bout sans méfiance et a poussé un cri de douleur : la brique était brûlante, Binette l'avait passée au four ! Et la fois où il a enfermé sa grand-mère dans le clapier, avec les lapins : cela aussi c'était un bon coup, cela aussi, c'était rigolo ! Bien entendu, les victimes réagissent, elles vont se plaindre aux parents ; même les gendarmes viennent leur dire de tenir un peu leur garnement. (A suivre...)