Tout commence à l'aéroport de Montréal un jour d'août 1977. Le vol est prévu pour 15 heures et l'équipage s'est rendu à midi et demi au restaurant pour une rapide mais solide collation. Il importe de prendre des forces en vue d'une traversée toujours longue et fatigante. D'autant que le climat n'arrange rien. Il règne une chaleur torride sur Montréal, une chaleur pesante, humide et lourde qui ferait plutôt penser à l'Afrique ou à l'Amazonie qu'au Canada et les climatiseurs arrivent tout juste à dispenser un air respirable. Mais ce moment de détente est le bienvenu pour tout le monde et les conversations sont gaies et animées pendant le repas. Chantal Oliveri se souvient d'avoir beaucoup ri avec les autres. Elle n'a prêté, en revanche, aucune attention à ce qui s'est passé au moment des desserts. Ils ont commandé qui une glace, qui une coupe de fruits, qui une pâtisserie et le copilote, après avoir jeté un coup d'œil rapide sur la carte, a déclaré : — Je vais prendre une crème renversée. Après quoi, le pilote a hoché la tête et a annoncé : — Moi aussi. Non, Chantal n'a prêté aucune attention à ce «Moi aussi». Et pourtant, c'est dans ces deux petits mots que tient tout le drame. — Chantal, apportez-moi un café. — Moi aussi. Ou plutôt un thé. Et un peu de bicarbonate. Je me sens barbouillé. — Tiens, bonne idée. Moi aussi. Ce sont le pilote et le copilote qui viennent de s'adresser à l'hôtesse. Il est 17 heures et le charter, complet comme à son ordinaire, vole sans problème au-dessus de l'Atlantique. L'arrivée est prévue huit heures plus tard, c'est-à-dire, compte tenu du décalage horaire, à 7 heures du matin, heure de Paris. Chantal ne se fait intérieurement aucune réflexion. Elle va dans le compartiment des boissons chaudes, puis dans la réserve de pharmacie pour s'acquitter de sa tâche. Elle n'a toujours pas la moindre appréhension et pourtant, si elle y réfléchissait bien, elle vient d'entendre de nouveau, et prononcé à deux reprises, le fatidique «Moi aussi». La suite va aller très vite. Elle revient dans la cabine de pilotage et elle se rend compte immédiatement qu'il se passe quelque chose. Le pilote et le copilote n'ont plus la même physionomie : ils sont tout blancs, ils sont même blêmes. Elle leur tend leur tasse, mais ils ont la même réaction en même temps. Ils font non de la tête, avec une expression d'intense dégoût. — Je serais incapable d'avaler quoi que ce soit ! Chantal Oliveri insiste : — Essayez... Boire chaud ne peut que vous faire du bien. Ni l'un ni l'autre ne répondent. Au contraire, ils bondissent de leur siège, la bousculent avec une telle violence que le thé et le café se renversent sur sa jupe et se ruent aux toilettes. Leur départ n'a aucune incidence sur le vol de l'appareil, le pilote automatique étant branché, mais l'hôtesse ainsi que le radio qui sont restés seuls dans la cabine se regardent, anxieux. Qu'arrive-t-il ? Quel est ce mal mystérieux qui vient de saisir en même temps les deux navigants ? Lorsqu'ils reviennent, Chantal comprend tout de suite que c'est très grave. L'état des deux hommes s'est considérablement dégradé. Ils titubent, ils sont couverts de sueur, ils roulent des yeux hagards, ils se tiennent le ventre, avec une main devant la bouche pour s'empêcher de vomir. Ils s'effondrent d'un même mouvement dans leur fauteuil et le commandant prononce dans un souffle : — Médecin ! (A suivre...)