Les aventuriers ne sont pas toujours des conquérants. Hiep Tran n?a réussi à conquérir qu?une seule chose : le droit de mourir seul. Les aventuriers ne sont pas toujours des gagnants : celui-là a tout perdu. L?aventure d?un homme c?est parfois en quelques jours ou en quelques minutes, le résumé de toute une vie, glorieuse ou misérable : celle-là est misérable. Au cours de cette vie misérable, cet homme a fait preuve, pourtant, d?autant de courage qu?il est humainement possible d?en avoir. Car le courage peut être la résignation. C?est même surtout la résignation dans certains cas. Sans idéal, sans raison d?être, sans avenir, sans rien, et même pire que rien, que restait-il à cet homme ? Une seule chose, la dernière : sa mort. Il était libre d?en faire ce qu?il voulait. Il s?appelle Hiep Tran. Pourtant, il vit en France, en juillet 1963, dans l?Eure-et-Loir. C?est une petite maison avec un jardin. Hiep Tran est dans le jardin, il taille ses rosiers, comme un retraité bien tranquille, vu de loin. Vu de près, il n?a rien d?un retraité bien tranquille, à part le béret. Hiep Tran est venu d?Indochine. Il a 53 ans, il y a fait la guerre, et dans le désordre de Cholon, il a perdu sa femme et ses enfants. Perdus vraiment : égarés, disparus. Peut-être vivent-ils encore quelque part au Nord ou au Sud-Vietnam. Ils n?ont jamais su, eux non plus, ce qu?était devenu Hiep Tran. Ils ne le sauront jamais. Ici dans le village, on l?appelle Popaul. Sans raison valable, sinon que «ça va Popaul ?» est plus facile à prononcer que «ça va Hiep Tran ?». Popaul taille ses rosiers. Il a les mains recouvertes de gants épais. Il porte toujours ses gants. Son visage est couturé de cicatrices. On lui suppose des blessures de guerre, on ne lui pose pas trop de questions à ce sujet. D?ailleurs, Popaul n?est pas bavard, il parle assez mal le français. Quant à ses activités, elles se réduisent à peu de chose : faire les courses dans le village, tailler les rosiers, pêcher dans l?étang voisin et, une fois par trimestre, aller toucher sa pension d?ancien combattant à la poste. Aujourd?hui, 15 juillet 1963, il taille ses rosiers pour la dernière fois. Un autre travail va désormais lui prendre tout son temps : 15 jours au moins. Il a fait son calcul et ses plans. Tout est dans sa tête. Il doit avoir fini son travail pour la fin du mois. Après, ce ne serait plus possible. Car Popaul ne vit pas complètement seul. Il a une compagne. Pour l?instant, elle est à Paris, mais le 31 elle sera là et il ne pourra plus rien faire. Elle posera des questions, des pourquoi, des comment? et surtout il ne faut pas qu?elle sache, elle qui garde tant d?espoir? 16 juillet 1963. Popaul est dans son jardin. Il creuse péniblement, à petits coups. Ses mains gantées le gênent visiblement. La pioche et la pelle sont des outils difficiles à manier pour lui. De l?autre côté de la haie, le petit Georges, le fils des voisins, le regarde : «Qu?est-ce que tu fais Popaul ? ? Je faire un trou. ? Pourquoi tu fais un trou ? ? Je faire une douche dans le jardin. Je faire une douche avec une cabane? ? Tu vas te laver dans ta douche, après ? ? Quand douche finie, je me lave?» Ainsi va la conversation. Simple entre le petit homme aux yeux bridés et le petit garçon curieux. Tous deux se connaissent bien. Petit Georges va souvent faire des courses pour Popaul. Et Popaul lui donne des sous pour la peine. Ils sont copains. «Dis, Popaul, t?en as pour longtemps ? ? Non. Travail dur mais vite fait. ? Je pourrais la voir, ta douche ? ? Tu verras? ? Tu veux pas qu?on t?aide ? ? Non. Je faire tout seul.» Les jours s?égrènent. Juillet tire à sa fin. Popaul, dans son jardin, travaille toujours ; comme un forcené, obstinément. Il met deux jours à faire ce qu?un homme normal ferait en une heure. C?est que Popaul est exténué. Son pauvre visage, déformé par les cicatrices, est celui d?un homme au bout du rouleau. Il est maigre à faire peur. Son travail de terrassier lui coûte. Et pourtant, il l?a mené à bien. Maintenant, il construit une cabane en bois juste au-dessus du trou qu?il a creusé. Une bien drôle de cabane, un peu biscornue... (à suivre...)