Monsieur Digois a le caractère le plus aimable du monde. C'est un homme conciliant, parfois heureux, souvent anxieux de blesser les autres ou de leur causer du tort. Ce mini-dialogue, aux environs de six heures du soir avec la concierge de son immeuble, en est un exemple. C'est la concierge qui commence : «Hier, votre sac poubelle s'est déchiré dans le vide-ordures et tout s'est éparpillé dans les sous-sols. Je vous rappelle qu'il est interdit de mettre des bouteilles dans les sacs réservés au vide-ordures ! — C'était un flacon de sirop pour la toux, ma femme est enrhumée, je ne pensais pas... — N'empêche que votre sac a craqué ! Vous le remplissez trop ! — C'est-à-dire que la qualité du plastique est de moins en moins... — Monsieur Digois, la qualité du plastique est la même pour tout le monde... — Bien sûr... Je m'en excuse... Cela ne se reproduira pas... Vous comprenez, je suis fatigué, ma femme est malade et je n'ai guère l'habitude, des sacs poubelle.» Mais la concierge ne l'écoute déjà plus. Pour elle, la question de Constantin Digois est réglée depuis longtemps. Sa femme le mène par le bout du nez, il n'ira jamais plus haut que le cadre moyen d'une succursale de banque, et, il a beau prendre des airs et faire des sourires, on sait bien qu'il descend les poubelles tous les soirs, comme il remonte les croissants tous les matins. Entre-temps, il va maigrement gagner sa vie derrière un comptoir, «C'est un pauvre type !», dit et dira toujours la concierge. Et à quelques locataires privilégiés, des femmes en général, elle achève le croquis de Constantin Digois : «Il est cocu et il le sait même pas. Sa femme porte des robes qui valent plus que sa paie du mois et il s'en rend même pas compte ! C'est pas un homme, c'est une pattemouille.» Or, qu'est-ce qu'une pattemouille ? Une pattemouille est un chiffon destiné à être humide pour repasser du linge trop sec. Une pattemouille peut être faite du moindre chiffon désaffecté et sans avenir. Une pattemouille sert à effacer les faux plis du beau linge et en demeure elle-même jaunie,desséchée jusqu'à l'usure finale qui la conduira à la poubelle. Ainsi juge-t-on dans son immeuble Constantin Digois : une pattemouille qui s'occupe de poubelles. C'est pourquoi, à force de le mépriser, l'ensemble de la communauté de l'immeuble finira par trouver normal que Constantin Digois ait abattu sa femme de trois balles de revolver dans le ventre par une nuit d'été 1961 : normal qu'il l'ait abandonnée au bord d'un fossé, le long d'un terrain vague à cent mètres de l'autoroute, et normal qu'il nie avec acharnement avoir commis ce crime infâme. Nous pouvons parfaitement imaginer la garde à vue de Constantin Digois : ahuri, apeuré, dépassé par les événements ; les deux policiers qui l'interrogent à tour de rôle le prennent à tour de rôle pour un sadique dissimulateur ou un imbécile patenté, mais dans les deux cas pour l'assassin de sa femme. L'est-il ? En refaisant l'enquête, la question se pose jusqu'au coup de théâtre final. Si l'on regarde bien Constantin Digois de face ou de profil sur les photographies de l'identité judiciaire, on est d'abord tenté de dire : «Après tout, il a une tête d'assassin.» Front bas, de maigres sourcils châtains, nez informe et menton indécis. Mais il faut se méfier de ce genre d'a priori, car n'importe qui peut avoir une tête d'assassin sur les photos de l'identité judiciaire. (A suivre...)