Couverture - Elles baissent leurs voilettes et sortent dans la rue. Je viens avec toi à une seule condition : nous ne passerons pas la nuit dans la maison du mort... Je veux revenir avant le coucher du soleil... D'ailleurs, vas-y seule ! Je suis fatiguée ! — Mais voyons, maman, que vont dire khalti Zbida et khalti Fatima ? N'oublie pas qu'elles étaient comme des sœurs pour toi, quand elles habitaient El-Aâali, avec nous ! De mauvaise grâce, la vieille Douja se lève et ouvre son armoire à glace qu'elle garde toujours fermée à clé, bien qu'elle habite seule dans une petite pièce qu'elle occupe depuis le décès de son mari, il y a de cela plus de vingt ans, dans la maison de Hadj Redouane, au cœur de la souika de Constantine. — Je vais mettre ma gandoura foncée... ouvre-moi ma mleiya... Sa fille, Yasmina, mariée à un vieux commerçant retiré des affaires et vivant dans un luxueux appartement au centre-ville dans le quartier juif, Charaâ lihoud, entreprend de déplier le lourd voile de toile. — Tu crois que je dois enlever mes bagues ? demande-t-elle à sa mère ? Et puis... Mon Dieu, j'ai de la henna aux mains et aux pieds ! Que vont-ils dire ? — Mais ce n'est pas ta faute, jeune idiote ! Tu ne pouvais pas deviner que ce vieux soûlard de Brahim allait mourir aujourd'hui. Elle se retourne vers sa fille tout en liant les deux côtés du voile autour de sa tête aux cheveux rougeâtres et ajoute : — Tu ne vas tout de même pas porter son deuil ! Alors que Zbida doit être contente d'être enfin débarrassée de son mari ! La pauvre ! Comme elle a souffert avec lui... Je me demande comment elle a pu rester toute sa vie avec lui ! — Mais où pouvait-elle aller, la pauvre. Elle n'a personne dans la vie... Et puis, il y a ses enfants ! — Elle aurait dû les lui laisser... Combien en a-t-elle ? Cinq, je crois. Oui, cinq ! Ils sont grands maintenant tous des garçons ! Ils travaillent tous les cinq... ferjouha âliha ! Et Douja compte sur ses doigts. — Mokhtar, c'est l'aîné. Ali, Borhane, et puis... — Mohamed et Hocine, Allah ibarek ! — Ce n'est pas comme moi, soupire Douja. De tous mes enfants, je n'ai gardé que toi, ma fille ! J'ai enterré six fils ! Mon Dieu qu'ai-je fait ? Ai-je brûlé des cimetières ? Qu'est-ce qu'elle a Zbida de mieux que moi ? C'est une pauvre villageoise venue des jardins du Hamma... Tandis que moi... — À chacun son mektoub maman. Arrête de te lamenter ! Khalti Zbida a toujours eu un cœur d'or ! — Ferme bien la fenêtre au lieu de bavarder inutilement ! lance Douja... Donne-moi la clé du glassi La vieille femme glisse la clé dans la poche de sa doukhila qu'elle porte sous sa gandoura et où elle cache son argent quand elle sort, ajuste sa fine ceinture de cuir rouge, et franchit le palier, suivie de Yasmina qui entreprend de verrouiller la porte. — Descends ma chekala du bord de la fenêtre, le chat de la voisine peut la casser ! Yasmina tire le rideau qui cache la porte et suit sa mère dans l'étroit escalier qui descend au diwan. Elles ne jettent pas un regard aux femmes occupées à laver leurs affaires sur le sol carrelé. Devant la porte, toutes les deux baissent leurs voilettes et sortent dans la rue. (A suivre ...)