L'immense salle à manger de «l'Empress of Australia» servait d'écrin au luxe étalé à l'occasion du plus grand gala qu'il y ait jamais eu à bord. La Pacific Steams s'était surpassée pour fêter la vingt-cinquième traversée de son plus beau navire entre Liverpool et Sydney. L'après-midi même, le paquebot avait fait une courte escale à Marseille avant de reprendre la longue route qui le conduisait, sur les eaux calmes de la Méditerranée, vers le canal de Suez. La température était douce en cette soirée du 10 septembre ; le navire roulait mollement, les larges baies de la salle à manger restaient grandes ouvertes sur le pont circulaire. L'exactitude est de bon ton sur les transatlantiques du Royaume-Uni à huit heures toutes les tables étaient occupées, toutes sauf une, placée en plein centre de la salle à manger et sur laquelle n'était dressé qu'un seul couvert. Cette petite table solitaire provoquait la curiosité au milieu des autres où l'uniformité des smokings blancs alternait avec les décolletés. Des roses pâles d'automne, embarquées à l'escale de Marseille, débordaient de l'immense corbeille encadrant l'orchestre installé devant le grand panneau décoratif représentant un brick de l'éternelle Home Fleet. Il en montait une harmonie discrète, étouffée le plus souvent par le bruit des conversations. Les stewards, galonnés d'or et gantés de blanc, évoluaient avec adresse au milieu de l'enchevêtrement des tables. Brusquement les conversations s'arrêtent : sur l'escalier monumental donnant accès à la salle à manger, une femme descendait. Elle s'arrêta un instant, dominant l'assistance. Le regard était limpide, bleu clair ; les cheveux, d'un or éclatant, étaient relevés sur la nuque ; le corps, élancé, se moulait dans une robe vert jade dont l'éclat rehaussait sa carnation de blonde. Pour tout bijou, l'inconnue portait trois émeraudes : l'une, ronde, à l'annulaire de la main gauche, et les deux autres, allongées, en pendentifs aux oreilles. Tout, dans cette femme, était harmonieux, altier, étudié pour capter l'attention des hommes et déchaîner la jalousie de leurs compagnes. Elle se décida enfin à suivre le maître d'hôtel, qui s'était avancé au pied de l'escalier, pour la conduire jusqu'à sa table. Elle passa au milieu des murmures flatteurs sans même avoir l'air d'y prêter attention, jeta un rapide coup d'œil sur le menu que lui présentait un steward, prononça du bout des lèvres quelques mots adressés au sommelier et prit dans un étui d'or une cigarette qu'un autre steward s'empressa d'allumer. Le brouhaha des conversations en toutes langues reprit peu à peu son intensité. La nouvelle venue en faisait, sans aucun doute, les frais. Mrs Smith, une richissime habitante de Philadelphie, ne put s'empêcher de demander avec son accent nasillard au maître d'hôtel : — Qui est cette dame ? — Je l'ignore, Mrs Smith. Tout ce que je puis vous dire, c'est qu'elle est Française. (A suivre...)