Crise - Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a procédé hier soir à un vaste remaniement ministériel d'urgence après la démission de trois de ses ministres. Au total, dix ministres ont été remplacés à la faveur de ce renouvellement, dont ceux de la Famille, de la Justice et des Transports. En plus du remplacement des trois ministres démissionnaires, le chef du gouvernement en a profité pour remercier son fidèle ministre des Affaires européennes Egemen Bagis, dont le nom a été cité par la presse dans le contexte de l'enquête ouverte par la justice. Après huit jours de controverses, l'opération anticorruption sans précédent engagée par la justice turque s'est transformée donc, hier, en épreuve politique majeure pour M. Erdogan avec les démissions successives de trois de ses proches. Il s'agit des ministres de l'Intérieur Muammer Güler, de l'Economie Zafer Caglayan et de l'Environnement Erdogan Bayraktar. Tous les trois sont candidats aux prochaines élections municipales de mars prochain. MM. Güler et Caglayan concentraient sur eux toutes les critiques, après l'incarcération samedi dernier de leurs fils, inculpés de corruption, fraude et blanchiment d'argent dans le cadre d'une enquête judiciaire liée à des ventes illégales d'or à l'Iran sous embargo. Au terme d'un entretien avec le chef de l'Etat Abdullah Gül, M. Erdogan a présenté devant la presse sa nouvelle équipe ministérielle, au moment où des appels à sa démission se sont multipliés en faisant ressurgir le spectre de la fronde antigouvernementale qui a défié son autorité en juin dernier. Il faut dire, dans ce contexte, que ce scandale a éclaté pendant que M. Erdogan se trouve en pleine campagne pour les élections locales du 30 mars 2014. S'exprimant hier, dans l'après-midi devant des cadres de son parti, M. Erdogan a proclamé sa volonté de lutter contre la corruption, mais s'est gardé d'évoquer la vague de démissions de ses ministres. Fidèle à sa rhétorique depuis le début de l'affaire, il a une nouvelle fois dénoncé une «conspiration à grande échelle» contre son gouvernement. «C'est une affaire présentée sous la forme d'une opération judiciaire qui vise, en fait, à porter atteinte à l'avenir de la Turquie», a-t-il proclamé sous les ovations de ses partisans. Le Premier ministre s'en est également pris de façon très virulente à la confrérie du prédicateur musulman Fetullah Gülen, accusé implicitement de diriger ce complot. Fidèle alliée de l'AKP depuis sa conquête du pouvoir en 2002, la confrérie de M. Gülen, très influente dans la police et la magistrature turques, est récemment entrée en guerre ouverte contre le gouvernement à cause de son projet de supprimer les établissements de soutien scolaire privé, une de ses principales sources de revenus. Ce divorce menace la position de M. Erdogan qui, contraint en 2015 de quitter ses fonctions, ne fait plus mystère de son intention de briguer en août 2014 le poste de chef de l'Etat, pour la première fois au suffrage universel direct. Sur le plan économique, la crise a continué à affecter hier, la confiance des marchés, où la devise nationale a poursuivi sa chute à 2,0907 livres pour un dollar, contre 2,0650 la veille, tandis que le principal indice de la Bourse d'Istanbul a enregistré un recul de 4,2% à la clôture. Des heurts et appels à une manifestation demain Des heurts ont opposé, hier soir, la police à une partie des quelque 5 000 manifestants rassemblés à Istanbul pour réclamer la démission du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan quelques heures après la démission des trois ministres. En milieu de soirée, les forces de l'ordre ont fait usage de gaz lacrymogène pour disperser la foule dans le quartier de Kadikoy, sur la rive asiatique de cette mégapole turque. Rassemblés à l'appel d'une dizaine de partis et d'organisations proches de l'opposition, ces manifestants ont scandé des slogans hostiles à M. Erdogan, qui devait annoncer plus tard dans la soirée un remaniement ministériel. «La corruption est partout !», «la résistance est partout !», ont-ils notamment scandé, reprenant des slogans utilisés pendant la grande fronde antigouvernementale qui a secoué l'ensemble de la Turquie les trois premières semaines de juin dernier. D'autres rassemblements hostiles au gouvernement ont lieu dans le quartier stambouliote de Besiktas, non loin des bureaux du Premier ministre sur la rive européenne de la ville, ainsi que dans la capitale Ankara et à Izmir (ouest de la Turquie) notamment. Pendant ce temps, des appels circulaient sur les réseaux sociaux turcs en vue d'une autre manifestation contre la corruption et M. Erdogan, demain soir, sur la place Taksim, coeur de la contestation en juin dernier. Ouverture d'une autre enquête Des procureurs turcs ont ouvert une enquête sur des suspicions de fraude dans des appels d'offres passés par la direction publique des chemins de fers. C'est ce qu'a annoncé hier, le parquet d'Ankara.«Une enquête a été lancée par le bureau du procureur de la République d'Ankara sur des informations concernant certains appels d'offres à la TCDD (la société publique des chemins de fer)», a-t-il indiqué dans un communiqué. Dans son édition d'hier, le journal d'opposition Cumhürriyet a affirmé que d'importantes malversations avaient entaché plusieurs contrats signés par cet organisme, dont les cadres ont été nommés par le Parti de la justice et du développement (AKP, issu de la mouvance islamiste) au pouvoir. Personne n'a, pour l'instant, été interpellé dans le cadre de ce dossier, a-t-on, par ailleurs, fait savoir de source judiciaire. Une contestation inédite Immédiatement après l'annonce de sa démission, Erdogan Bayraktar, ministre de l'Environnement, a conseillé à Recep Tayyip Erdogan de quitter lui aussi ses fonctions, ce qui marque une contestation inédite du Premier ministre dans son propre camp. «Pour le bien de cette nation et de ce pays, je crois que le Premier ministre devrait démissionner», a dit sur une chaîne de télévision Erdogan Bayraktar, dont le fils a brièvement été arrêté le 17 décembre, au début de l'enquête publique. Visiblement furieux d'avoir été poussé hors du gouvernement, il a assuré que le Premier ministre était parfaitement au courant de ses faits et gestes. «De ce fait, je crois que le Premier ministre devrait aussi démissionner», a-t-il lancé en dénonçant ses «pressions» Erdogan, la cible ? M. Erdogan avait répliqué à la vague d'arrestations frappant son entourage par une grande purge dans la police, bastion de la confrérie tout comme la magistrature. Plusieurs centaines de hauts gradés ont ainsi été limogés à travers le pays. Selon le journal turc Hürriyet, au moins 550 policiers, dont de hauts gradés, ont été limogés la semaine dernière à travers le pays. Hier, devant les cadres de son parti, M. Erdogan a continué de présenter l'affaire comme un «complot» orchestré depuis l'étranger visant à semer la discorde en Turquie et de déstabiliser son gouvernement. Selon le journal Milliyet, le Premier ministre a confié à des journalistes que les procureurs instruisant l'enquête en cours ambitionnaient de remonter jusqu'à ses propres fils, à la tête de grandes entreprises, et de là jusqu'à lui-même. «La cible principale de cette opération c'est moi», a-t-il dit.