Le scandale financier qui agite la Turquie a viré, hier, à la crise politique ouverte avec la démission successive de trois ministres dont l'un a appelé, de manière inédite, le Premier ministre islamo-conservateur, Recep Tayyip Erdogan, à quitter le pouvoir. Le départ de ces trois proches de M. Erdogan devrait précipiter un remaniement ministériel déjà prévu dans la perspective des élections municipales le 30 mars, selon la presse. Il pourrait à tout moment rencontrer le chef de l'Etat Abdullah Gül pour lui présenter un nouveau cabinet. C'est d'abord le ministre de l'Economie, Zafer Caglayan, qui a annoncé avoir quitté ses fonctions, suivi de celui de l'Intérieur, Muammer Güler. Ces deux ministres clé, au coeur d'un scandale de corruption sans pareil, ont vu leurs fils arrêtés le 17 décembre dernier avec de nombreuses autres personnalités proches du pouvoir. Leurs enfants ont, par la suite, été inculpés et incarcérés, notamment pour corruption active, malversations et fraude avec une vingtaine d'autres suspects. Le fils du ministre de l'Environnement a aussi été interpellé mais a été relâché par la suite. En annonçant sa démission de l'Environnement, Erdogan Bayraktar a, quant à lui, jeté un pavé dans la mare en pressant M. Erdogan de le suivre. Un appel sans précédent en politique turque. Ce dernier s'est d'ailleurs refusé à commenter la démission de ses anciens collaborateurs. M. Bayraktar, visiblement furieux d'avoir été forcé de quitter ses fonctions par le chef du gouvernement, a affirmé n'avoir «rien à se reprocher» dans l'enquête menée autour de projets de construction cités dans un vaste scandale financier et avoir agi «en toute connaissance du Premier ministre». «De ce fait, je crois que le Premier ministre devrait aussi démissionner», a-t-il dit, se disant victime d'une «pression» de la part de M. Erdogan. Un quatrième ministre, celui des Affaires européennes, Egemen Bagis, est lui aussi la cible d'une procédure judiciaire pour son implication présumée dans le scandale. Il est soupçonné notamment d'avoir reçu des pots-de-vin. Ces quatre ministres ont nié toutes les accusations. Le chef de l'opposition parlementaire, Kemal Kiliçdaroglu, du Parti républicain du peuple (CHP), a quant à lui salué ces démissions, estimant cependant qu'elles «arrivent un peu trop tard». M. Erdogan au pouvoir depuis 2002, est rentré à Ankara hier soir après une visite de deux jours au Pakistan. Accueilli par des milliers de partisans à l'aéroport sous le froid, M. Erdogan a répété la thèse du «complot» qu'il ne cesse d'évoquer depuis la vague d'arrestations. Il a aussi dénoncé les attaques de la confrérie musulmane de Fethullah Gülen, qu'il accuse implicitement d'avoir ourdi ce complot, visant, selon lui, à détruire les avancées politiques et économiques du gouvernement ces dix dernières années. Mis en cause en juin par une vague de contestation sans précédent à travers la Turquie pour ses dérives autoritaires et islamistes, M. Erdogan est, cette fois, contesté dans son propre camp, par la confrérie de Gülen sur laquelle il s'était jusque-là appuyé pour fortifier son autorité et se débarrasser de l'influence politique de la puissante armée, gardienne des principes laïques. Longtemps larvée, cette guerre fratricide se joue désormais sur la place publique. R. I.