En septembre 1915, un soldat, grièvement blessé à la tête, est soigné dans un hôpital de Prusse-Orientale puis envoyé dans un camp de prisonniers. Là, des officiers l?interrogent. Il ne peut répondre à aucune de leurs questions. Il a tout oublié : le nom de son régiment, son matricule, la ville où il est né, celle où il habite et jusqu?à son propre nom. Il ne sait plus s?il a une famille, une fiancée, des amis. Il est totalement amnésique. On le transfère d?un camp à l?autre, puis on l?embarque sur un navire. Il se retrouve dans un hôpital. On l?interroge à nouveau. Le nom de Southampton, prononcé par des médecins, ne lui rappelle rien. Il n?a même pas conscience d?être en Angleterre. On lui dit que la guerre est finie. Ces mots n?ont aucun sens pour lui. Baptisé John Smith, il traîne d?hôpital en hôpital, de caserne en caserne, de bureau en bureau, vivant dans une sorte de tunnel. Démobilisé en 1924, son amnésie étant jugée incurable, il est pris en charge par le ministère du Travail, qui l?emploie en tant que rédacteur dans ses services. Mais à mesure qu?il avance dans la vie, après quelques mois, tout s?efface derrière lui. Pendant trente ans, il végète ainsi, comme dans un cauchemar, dans une obscurité totale. Le voici devenu, sans avoir jamais vécu, un grand vieillard sec aux cheveux blancs, tiré à quatre épingles, dans un costume croisé à rayures. Il n?a évidemment pas pu se faire d?amis. L?homme peut s?habituer à tout, sauf à n?être rien. Lorsque l?administration commence à parler de sa retraite, John Smith, lui, pense au suicide. S?il ne lui reste même plus ce bureau où aller, à quoi se raccrochera-t-il ? C?est alors qu?un soir, dans la rue, un homme exubérant lui tape sur l?épaule. «Hello, Pudding !» John Smith s?est arrêté net sur le trottoir comme s?il venait d?être secoué par une décharge électrique. Il reste planté là, à regarder l?homme qui vient de l?interpeller. «Eh bien quoi, ne fais pas cette tête-là, mon vieux !» L?inconnu est un grand garçon jovial, plutôt gras, tiré à quatre épingles. Avec ses cheveux bruns, ses yeux sombres et son teint olivâtre, il a beaucoup plus l?air d?un Méditerranéen que d?un Anglais. Comme John Smith le regarde toujours sans rien dire, il prend un air gêné : «Excusez-moi, monsieur, je vous avais pris pour un autre.» Sur quoi il se retourne et s?en va. Il va disparaître dans la foule qui s?engouffre dans le métro à la station de Green Park. John Smith comprend soudain que le destin vient enfin de lui faire un signe. C?est une chance inespérée qui ne se représentera pas deux fois. «Pudding», ce surnom a été le sien ! Il en est sûr, il entend les voix sans visage qui, dans le passé, l?ont appelé ainsi ! John Smith se met à courir sur le trottoir vers la station de métro, bousculant les gens. l?inconnu descend déjà l?escalier. «Monsieur ! Monsieur !» L?inconnu se retourne et regarde s?approcher avec méfiance le grand vieillard agité qui lui demande : «Excusez-moi? vous avez cru me reconnaître ? ? Eh bien, oui? ? Il y a longtemps que vous m?avez connu ? ? Oh là là ! Oui ! Si longtemps que j?ai pu me tromper. J?ai cru que vous étiez le camarade avec qui j?ai été blessé en 1915. ? Est-ce que je peux vous parler ?» Cette fois, le gros inconnu montre moins d?exubérance. «C?est que je suis pressé? ? Je vous en prie ! Je suis peut-être votre camarade.» L?inconnu regarde ce pâle visage osseux, dont l?expression est presque suppliante. «J?ai perdu la mémoire? et quand vous m?avez appelé Pudding, ça m?a fait un choc ! Parce que, vous comprenez, vous savez peut-être qui je suis.» (à suivre...)