Quel que soit le moment de la journée, Saliha était toujours au travail quelque part sur ses six hectares. Elle était seule pour faire mûrir le seigle et le blé noir. Seule pour engraisser quelques volailles ou ses trois chèvres. Elle ne ménageait pas ses efforts et, même si elle avait une petite servante pour l'aider plus quelques journaliers en pleine saison, c'était toujours elle qui faisait tout et les autres seulement le reste... Dans le voisinage, on disait d'elle qu'elle «prenait la terre par la main, comme une amie avec laquelle on part en promenade». Saliha n'était plus mariée qu'avec elle-même et sa terre depuis qu'elle était veuve. Heureusement, elle avait son petit Djaâfar, un bébé d'un peu plus d'une année. Un bébé dont les joues avaient le rose délicat qui couronne les pétales des pâquerettes. Un corps blanc, riche de la beauté blanche et parfumée du lait de sa jeune maman. Aucun doute, c'était un bel enfant. Saliha savait qu'un jour viendrait où son Djaâfar aurait assez de force pour tailler des pierres ou labourer la terre. Elle savait aussi qu?en grandissant, il garderait sa timide beauté. Cette beauté-là, quand certains hommes la possèdent, fait croire qu'ils abritent en eux une lumière qui aurait continué à errer dans le monde, s'ils ne l'avaient pas recueillie. Bref, il était si beau, si bien fait et donnait tant à espérer que Saliha se disait en elle-même : «Celui-là, un jour, réconciliera le rêve et la vie.» Il arriva qu'un après-midi, Saliha, qui était seule à la maison, alla jusqu'au puits prendre une marmite d'eau pour faire bouillir des châtaignes. Elle laissa un instant Djaâfar endormi dans son berceau. Quand elle rentra, avant même de poser son eau sur le feu, elle jeta un coup d'?il à son bébé. Mais son petit n'était plus là, sous son drap brodé et sa couverture de laine. A sa place, il y avait un petit monstre qui ressemblait à un crapaud. Saliha devint presque folle. Elle cria : «Ce n'est pas lui, ce n'est pas mon bébé ! L'ange et le serpent ne peuvent avoir le même visage ! Cet horrible crapaud n'est pas mon petit !» Elle chercha, elle appela, mais rien. On lui avait volé son bébé et on l'avait remplacé par cet être répugnant. Saliha ne trouva aucune juste raison à ce malheur. Quand elle retrouva son calme et ses esprits, elle tenta de chasser la bête. En vain. Une semaine passa. Saliha décida de se rendre à la fontaine sacrée. Elle s'agenouilla et pria, les yeux fermés. Quand elle les rouvrit, elle regarda son reflet dans l'eau et y vit une fée. Elle lui expliqua son malheur et la fée lui dit alors qu'il s'agissait d'un mauvais sort qu'elle devait briser en cassant un ?uf au-dessus du monstre en récitant une formule magique ; ensuite, Saliha devrait le fouetter de toutes ses forces. Quand elle rentra chez elle, Saliha fit exactement ce que la fée lui avait demandé. Elle ne le fouetta guère plus de deux fois et le monstre s'envola en fumée. Saliha se tourna vers le berceau : Djaâfar était là ! Il ouvrit les yeux et, du regard, lui dit : «Maman, je t'aime?»