Retour Nous sommes en 1947 et l?enfant, né dans un village des Hauts-Plateaux d?une famille de commerçants aisés, a cinq ans. Il avait tout ce dont un gamin de son âge pouvait rêver : une bicyclette, une trottinette, une petite Citroën à pédales, des jouets en peluche plein la chambre, et le nec plus ultra, une boniche vingt-quatre heures sur vingt-quatre à sa disposition, ou plutôt à la disposition de ses caprices. C?était elle qui le promenait, qui le torchait, elle encore qui le mouchait, le câlinait et, bien sûr, qui l?emmenait au bain maure, deux fois par semaine. Ce gosse, gâté pourri, avait accès au bain des femmes car on considérait qu?il était innocent? C?était pour ce fils unique que rien ne contentait et auquel rien ne faisait plaisir, toujours le même rituel : cabas, eau chaude, savon, shampooing, pleurs des autres mioches, serviette, limonade, cabas et retour à la maison en passant par l?incontournable marchand de bonbons. Au bout de quelques mois, il finira par connaître tout le personnel de Hammam El-Djedid, la préposée à la caisse qu?il surnommera «Fatima R?guiga», la «kiassa», les gardiennes de cabas et de baluchons et même le gardien de l?entrée, un vieillard pas très commode qui se trouvait être le propriétaire de l?établissement. Il finira aussi par connaître, à force de les entendre, toutes sortes d?histoires sur les djins qui habiteraient les bains, toutes sortes de sornettes les unes plus grosses que les autres. Une, en revanche, le glacera d?effroi, pour autant que le terme soit approprié : selon une légende en cours dans cette région du Sersou, chaque hammam serait construit sur le toit de l?enfer où vivraient tous les démons. Il est arrivé souvent à cet enfant pas comme les autres de se demander, entre deux shampooings, ce qu?il ferait si l?une de ces créatures sortait comme ça, d?un seul coup, du parquet? Un après-midi de printemps, alors qu?une future mariée en compagnie de toute sa smala procédait à la distribution de henné et de bonbons, autour d?elle dans un incroyable tintamarre de youyous et de tambourins, un cri d?angoisse suivi d?un hurlement déchira l?air. Puis ce fut la cohue dans la grande salle d?eau. Toutes les femmes se précipitèrent vers la porte qui donnait sur la salle commune. Ce fut une invraisemblable bousculade. La panique. La terreur généralisée. L?enfant et son chaperon n?eurent que le temps d?apercevoir bien nettement, bien clairement, bien distinctement, sur le seuil d?une pièce d?eau attenante, la silhouette menaçante d?un taureau sorti on ne sait trop d?où? En l?espace de quelques minutes, la grande salle se vida comme une outre. La vieille caissière «Fatima R?guiga», munie d?une casserole dans laquelle elle avait entassé du charbon incandescent auquel elle avait ajouté du misk et du benjoin, qui affronta toute seule le taureau. Tassés dans le coin de la pièce, près de la sortie, les femmes et l?enfant n?entendaient que le mugissement de plus en plus fort de la bête, puis de plus en plus faible, puis plus rien. Le hammam fut fermé pendant sept jours et sept nuits.