Paul Vannier remonte sur sa bicyclette le boulevard de Sébastopol, pratiquement désert à cinq heures du matin. Le pavé est luisant. Il a plu toute la nuit. A cinquante et un ans, Paul Vannier en paraît soixante. Son visage a des traits anguleux : un long nez, des pommettes saillantes, des yeux marron profondément enfoncés dans leurs orbites. Il est visible que c'est un homme que la vie a marqué. Paul Vannier double un camion de laitier tiré par deux chevaux poussifs. Il force sur les pédales. Il s'agit de ne pas être en retard. Il imagine déjà la réaction du vieux : «J'étais là avant toi. Les jeunes, ça n'a rien dans les jarrets !» Pas question de lui procurer cette satisfaction-là, même si ce doit être la dernière. Car le vieux mourra peut-être tout à l'heure, devant le vélodrome de Vincennes... Jules Vannier se courbe un peu plus sur son guidon. Bien calé sur les pédales, serre-tête baissé, il a trouvé le rythme. Les rares passants qu'il croise dans les rues de Paris en cette heure matinale n'imagineraient certainement pas qu'il a quatre-vingts ans sonnés. Jules Vannier est un petit homme maigre, sec, aux jambes et aux bras noueux. Il aurait l'air chétif si l'on ne sentait, en lui, une énergie farouche, féroce même. Une énergie qu?exprime bien son regard aigu. Malgré son âge, Jules Vannier a bien l'air d'un coureur cycliste qui s'entraîne. C'est d'ailleurs ce qu'il était autrefois. Il a été professionnel. Il a fait le Tour de France. Depuis, il tient un magasin de cycles et cela fait près de soixante ans, qu'été comme hiver, à part quelques grandes occasions, il s'habille en tenue de coureur. Jules Vannier serre les mâchoires, une lueur passe dans ses petits yeux marron. S'il les tue tous les deux, il commencera par lui : le gamin d'abord... Ce 16 avril 1953, chacun sur sa bicyclette, Paul et Jules Vannier, venant de deux endroits différents de Paris, se rapprochent inexorablement l'un de l'autre. lIs se connaissent bien, puisque Jules est le père et Paul, le fils. Tout à l'heure, l'un d'eux va peut-être mourir. Jules et Paul le savent. Dans le fond, c'est la seule solution. A quoi bon s'opposer au destin ? Paul Vannier a l'air rêveur. Il revoit ses premières années, sa petite enfance auprès de Martine, sa mère. Elle l'a élevé seule. Son père, il l'a vu pour la première fois lorsqu'il avait quatre ans. Il se souvient d'un petit homme à l'air gêné, tenant sa casquette à la main, et de phrases qu'il ne comprenait pas bien. «Je vais me marier... Une fille comme je n'en ai jamais rencontrée... Tu comprends ?» Paul entend encore la réplique de sa mère : «Jusqu'ici, j'ai élevé le petit toute seule, alors je peux continuer.» Le petit homme à l'air gêné a remis sa casquette et a disparu... Le bambin qu'était alors Paul Vannier n'a pas été autrement ému par cette scène. Il faut dire que, tout de suite après, ce fut la période la plus heureuse de sa vie. Sa mère s'est mariée avec un ouvrier du bâtiment : René Manuel. Entre Paul et René, une affection réciproque s'est installée rapidement. Martine et René Manuel n'ayant pas eu d'enfant, René l'a considéré comme son fils et lui comme son père. Le bonheur du petit Paul a duré un peu plus de dix ans. Il a été brisé d'une manière aussi banale que possible : en 1916, René Manuel a été tué à Verdun et, l'année d'après, sa mère mourait de la grippe espagnole. A quinze ans, Paul Vannier s'est retrouvé orphelin et comme par une malchance supplémentaire, sa mère n'avait aucune famille, il a été confié à des voisins. A ce moment-là, pourtant, il ne se doutait pas que ce n'était rien en comparaison de ce qui allait arriver... En 1919, la guerre était terminée et il avait dix-sept ans. Il a reçu une lettre avec une photo, celle du petit homme gêné à la casquette. Son père avait appris qu'il était orphelin. Il lui expliquait que, depuis des années, il était rongé par le remords. Il demandait pardon et il proposait de le prendre avec lui. (à suivre...)