En 1776, sa colonie d'Amérique s'étant révoltée, l'Angleterre décide le blocus de ses ports et de ses côtes. Un capitaine de la marine marchande américaine, pris en chasse par un croiseur anglais, est forcé de s'échouer toutes voiles dehors dans la vase d'un estuaire, celui de la rivière Delaware. Il est large de neuf kilomètres. On y trouve, à l'époque, deux petits ports en eau profonde ; un chenal de trente-deux kilomètres permet aux navires de gros tonnage de remonter jusqu'à Philadelphie. Le capitaine se réfugie dans un village voisin, attendant une occasion de se dégager pour reprendre la mer. Malheureusement les navires anglais montent la garde. Il est donc encore à terre avec son équipage lorsque, des semaines plus tard, il voit arriver un sloop battant pavillon français : au lieu de remonter le chenal, le voilier jette l'ancre dans l'estuaire. Que vient-il faire à cet endroit ? Le commandant responsable de la défense de l'estuaire et le capitaine hésitent à se rendre à son bord. C'est peut-être un Anglais qui arbore le pavillon français pour attirer un marin de la région connaissant le chenal... Après quoi, on verrait arriver toute une escadre anglaise que le prisonnier serait obligé de piloter jusqu'à Philadelphie. Finalement, le capitaine suit la côte en restant à terre et s'approche le plus possible du bateau pour être à portée de voix : «Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?» Mais les vagues font trop de bruit pour que l'équipage puisse entendre. Le navire n'a pas l'air d'un Anglais camouflé mais on ne sait jamais... Finalement, l'Américain est autorisé à s'approcher du sloop en canot, à ses risques et périls. Il y parvient avec quelques rameurs, brandissant un drapeau blanc. Un homme de taille moyenne, robuste, se penche au bastingage. Il est laid, borgne et il n'a pas l'air aimable. L'Américain demande : «Qui êtes-vous ?» L'homme répond dans un français mêlé d'anglais : «Girard, commandant le sloop ?La Jeune Bébé?. ? Que faites-vous là ? _ Nous allons à Saint-Pierre ! Nous sommes partis de La Nouvelle-Orléans (à l'époque La Nouvelle-Orléans est française). Mais nous avons été surpris par la tempête. Je me suis perdu en route. J'ai voulu me mettre à l'abri dans l?estuaire de la Delaware. ? Et vous avez l'intention de rester là longtemps ? ? Il y a deux jours, j'ai été arraisonné par un croiseur anglais. Il m'a laissé poursuivre ma route puisque j'avais pour destination un port français. Mais maintenant, je n'ose pas reprendre la mer. J'ai peur qu'en me voyant sortir de l'estuaire, les Anglais me confisquent le bateau et la marchandise. ? Vous avez raison, il y a des navires anglais à l'embouchure. Dès qu'ils vous auront vu, ils entreront pour vous arraisonner. ? Alors, qu'est-ce que je peux faire ? ? Votre seule chance, c'est de remonter jusqu'à Philadelphie. ? Je veux bien, mais comment remonter la rivière ? Je ne connais pas les passes ! ? Le pilote qui est avec moi, répond l'Américain, connaît très bien les passes. D'ailleurs, tous les rameurs de ce canot les connaissent. ? Accepteraient-ils de me conduire ? ? Je vais le leur demander.» Le pilote et les rameurs sont d'accord, mais demandent à être payés d'avance, cinq dollars chacun. Le borgne répond : «Je regrette. Je n'ai pas un seul dollar à bord.» La réaction du pilote et des rameurs se comprend : «Comment ? Ce Français se moque de nous ! Il ne va pas nous faire croire qu'il a fait un aussi long voyage sans avoir quelques dollars dans son coffre.» C'est aussi l'avis du capitaine, qui crie au Français : «Dans ce cas, adieu et bonne chance ! ? Attendez, attendez, est-ce que vous ne pouvez pas vous porter garant des cinq dollars que vos hommes me demandent ? Mon bateau vaut bien plus que ça et puis j'ai des marchandises à vendre !» (à suivre...)