Une sorte de gémissement aigu, pareil au grincement d'un portail, couvre un instant le grondement sourd et régulier des chutes du Niagara. Les quelques personnes qui se trouvent, à ce moment précis, sur la glace, en aval du fleuve, se sont figées, anxieuses. Sous leurs pieds, quelque chose a remué. Il est pourtant solide, ce pont de deux mètres de glace, qui barre comme chaque année le Niagara et relie ainsi la rive des Etats-Unis à celle du Canada. Si solide que, chaque hiver, un riverain vient y construire une baraque en bois pour y vendre des boissons chaudes aux milliers de touristes venus photographier les chutes les plus célèbres du monde. Presque immédiatement, un deuxième grincement, semblable au premier, retentit. Cette fois, le doute n'est plus possible : la glace a tremblé et le cabaretier quitte précipitamment sa baraque, se sauve à toutes jambes vers la rive canadienne en hurlant : «Sauvez-vous, la glace se brise !» A voir la vitesse à laquelle il détale, les quelques touristes présents sur la banquise l'imitent sans l'ombre d'une hésitation. Seul un couple rebrousse chemin vers la rive américaine, sans doute soucieux de regagner leur voiture stationnée là, à une centaine de mètres à peine. Un troisième grincement retentit, ponctué cette fois d'explosions sourdes venues des entrailles de la banquise. Le couple est presque arrivé au rivage, lorsque, dans un craquement terrible, un énorme morceau de glace se détache, bascule dans un jaillissement d'écume et commence à dériver lentement, emporté par les eaux du fleuve. La route est coupée. L'homme presse sa compagne de faire demi-tour et ils refont le chemin déjà parcouru, tandis que là-bas ceux qui, dès le début, ont choisi cette voie s'apprêtent à prendre pied sur la rive canadienne. Il faudrait courir, mais, malgré les exhortations de son mari, la femme semble dans l'impossibilité d'avancer. La peur, le froid peut-être, les deux sûrement, lui paralysent les jambes, une sorte d'hébétude se lit sur son visage, et elle se laisse pousser par l'homme qui la soutient par la taille et la supplie : «Vite, plus vite...» Mais rien n?y fait. Le fameux «instinct de conservation» qui décuple les forces semble lui faire totalement défaut. Alors qu?il lui faudrait des ailes, une chape de plomb lui est tombée sur les épaules. Alors, l'homme hurle sa peur : «Au secours !» A quelques dizaines de mètres devant lui, deux jeunes garçons se sont retournés puis, après une seconde d'hésitation, poursuivent leur fuite vers la rive canadienne toute proche. Soudain, la femme trébuche, glisse et entraîne son mari dans sa chute. Le cri qu'elle pousse en tombant glace d'horreur les témoins qui accourent de toutes parts sur les rives. L'appel au secours de l'homme, qui tente de faire reprendre pied à sa femme, fait à nouveau se retourner le dernier des garçons qui s'apprête à sauter sur la rive. Devant son hésitation, l'autre lui tend la main : «Tu es fou, allez, viens !» Mais, refusant la main tendue et la sécurité qu'elle représente, le jeune garçon rebrousse chemin et court vers le couple pour l'aider. Au moment précis où il l'atteint, un iceberg plus gros que les autres heurte le pont de glace à hauteur de la rive canadienne du bord, on voit les trois silhouettes chanceler sous la violence du choc, et dans la foule quelqu'un dit à voix basse : «Ils sont perdus.» Alors, avec un léger mouvement d'oscillation, le pont de glace se détache de la rive canadienne du Niagara et part dans le courant, emportant avec lui un homme qui n'a pas voulu quitter sa femme et un jeune garçon qui a eu le courage de ne pas les abandonner. (à suivre...)