Lucy Wittman était déjà une jeune femme pleine de santé, mais, depuis qu'elle est enceinte, elle a pris du poids. Lucy mange, dort et respire pour deux. Le bébé naîtra dans quelques jours. Deux ou trois jours au maximum, a dit hier le médecin, et tout va bien, a-t-il ajouté. Lucy n'a d'ailleurs pas besoin que le médecin le lui dise. Elle sent que tout va bien. Elle a vingt ans, elle est heureuse, elle se sent belle malgré son tour de taille imposant, belle d'un bonheur simple, belle d'un mari qu'elle aime et d'un enfant qu'elle attend. Lucy n'en demande pas davantage. Lucy ne demanderait qu'une seule chose au monde : que George ne travaille pas la nuit. Pour faire son métier de livreur de supermarché, son mari se lève à deux heures du matin. Et depuis quelque temps, Lucy a du mal à se rendormir. Elle a peur que les douleurs la prennent dans la nuit, quand il n'est pas là. Et la chaleur l'oppresse : l'été, à New York, est torride. Ce soir, Lucy n'arrive pas à se rendormir. George est parti depuis dix minutes et elle se retourne dans son lit. Il fait lourd, l'air qui pénètre par la fenêtre du balcon ne la rafraîchit pas. Sa chemise de nuit colle à sa peau. Elle a besoin de respirer et, de toute façon, le sommeil ne reviendra pas, alors autant se lever. La silhouette de Lucy se découpe en blanc sur la terrasse. Elle n?a pas allumé, la lumière augmenterait l'impression de chaleur et il fait à peine plus frais dehors. Lucy regarde Brooklyn à ses pieds. On devine les masses sombres des gratte-ciel, avec par-ci par-là une petite lumière. Le voisin de palier est sorti lui aussi. Lucy l'aperçoit par-dessus le petit mur de séparation. Il boit une bière au goulot et sourit en la voyant. Lucy lui fait un léger signe de la tête, puis regarde à nouveau devant elle la ville monstrueuse qui semble assoupie. La ville où hurlent de sirènes de police ainsi que les grondements sourds des voitures. Lucy se penche un peu, regarde vers la rue, le terrain vague en face et les immeubles au loin... Elle s'étire, bras levés, un petit courant d'air frais fait voler sa longue chemise de nuit blanche. ll y a une longue seconde d'immobilité, de silence. Le voisin est rentré chez lui, sa fenêtre est ouverte, la lumière fait une tache ronde sur le béton. Lucy est debout, face à la nuit, ses bras s'abaissent doucement, son corps a eu un léger recul, et elle écarquille les yeux d'étonnement : que se passe-t-il ? Elle a encore le temps de pousser un petit cri avant de s'effondrer. Le voisin, qui revenait sur sa terrasse, a entendu un petit cri. ll s'approche, regarde par-dessus le mur et aperçoit Lucy, immobile, par terre, sur le dos, les deux mains crispées sur son ventre. «Madame ? Eh ! Madame... ça ne va pas ?»... Mais il n'obtient pas de réponse. Le voisin s'appelle Tucker. Comme il a soixante ans passés, il hésite à sauter le petit mur en béton. Mais il aperçoit sur la chemise de nuit blanche une tache de sang rouge ! Alors, il s'affole complètement et saute par-dessus le mur. Avec précautions, il soulève la tête de la jeune femme et l'appelle. Rien. Elle ne répond pas. La tache de sang s'élargit et le malheureux voisin, peu habitué aux femmes enceintes, se dit : «Ça y est, cette femme est en train d'accoucher, qu'est-ce qu'il faut faire ?» M. Tucker va ainsi perdre un temps précieux. ll allume l'appartement, constate qu'il n'y a personne, sort sur le palier, frappe à toutes les portes et explique l'affaire à des visages ensommeillés, furieux et peu coopératifs. Une femme se décide enfin à prendre la situation en main et appelle une ambulance tout en houspillant le malheureux Tucker : «Trouvez une couverture ou un drap, enveloppez-la, on va venir la chercher.» Un quart d'heure passe avant que la sirène de l'ambulance arrive au pied de l'immeuble. A présent, tout va très vite : deux hommes grimpent avec une civière, mais l'ascenseur est trop petit et ils sont obligés de redescendre, l'un portant la civière vide, l'autre portant Lucy, inanimée, comme un paquet mais enveloppée dans un drap déjà rouge de sang perdu. Le drame de Lucy n'est qu'une sirène de plus dans Brooklyn, à trois heures du matin. (à suivre...)