Nuremberg, été 1970, chaleur et énervement. Dansle petit appartement des Klauss, c'est la bagarreconjugale. Elle : Comment veux-tu que je joigne les deux bouts avec deux cents marks de moins par mois ? Pour ceux que le cours des monnaies laisse indifférents, dans les années soixante-dix, les deux cents marks en question représentent sept cents francs. Lui : J'en ai marre de rouler en mobylette, j'ai décidé d'acheter cette voiture et j'achèterai cette voiture ! Clac/ la porte s'est refermée sur la colère du chef de famille, qui repart courageusement à l'usine, gagner son salaire d'ouvrier spécialisé. Eva tourne en rond, faisant et refaisant ses comptes. Cette maudite voiture va les priver du peu de superflu auquel elle s'était habituée. Le gamin veut des baskets toutes neuves ? Pas question. Il veut s'inscrire au club de sport ? Pas question. Il veut inviter ses copains pour son anniversaire ? Pas question. Coiffeur pas question, robe d'été pas question. II va falloir serrer la vis, quitte à manger des patates tous les jours ! Eva aborde la trentaine, elle a élevé son enfant et abandonné son poste de secrétaire. Retrouver un travail devient difficile, elle a perdu le rythme et, partout où elle se présente, on lui demande soit de parler anglais, soit de travailler sur un ordinateur, soit des diplômes qu'elle n'a jamais eus. Que faire ? Des ménages ? Dans cette grande cité, les femmes font leur ménage elles-mêmes. Une semaine plus tard Eva revient à la charge : — Karl, ce n'est pas possible, on n'y arrivera pas. Cette semaine, ton fils a mangé de la viande une fois ! Une seule fois ! Tu ne pourrais pas attendre ? Demander une augmentation ? Chaner de mobylette ? — J'ai dit non ! D'ailleurs j'ai donné un acompte ! J'ai signé le crédit ! Fiche-moi la paix ! C'est à toi de gérer au mieux l'argent que je te donne ! On ne crève pas de faim, que je sache ? Non, bien sûr, mais cette maudite voiture qu'il ramène un samedi matin devant la porte de l'immeuble, Eva la prend en grippe. Pour de multiples raisons. D'abord parce qu'elle est synonyme de restrictions, ensuite parce que son mari en fait tout un plat. Il la bichonne, la nettoie, la lustre, tourne autour de la carrosserie verte avec amour. Et les copains l'admirent, et ils s'en vont l'essayer. Il fête la nouvelle venue au bistrot, avec plus d'enthousiasme que le jour de la naissance de son fils ! Une belle Coccinelle verte, décapotable, quasiment neuve, avec garantie, et un mois d'assurance gratuite, ça ne se refuse pas ! — Papa, je pourrais avoir la mobylette pour aller à l'école, maintenant ? — Je l'ai revendue ! Et tu es trop petit ! — Mais j'ai douze ans ! — Justement, c'est l'âge des patins à roulettes ! — Mais maman ne veut pas m'en acheter, elle dit qu'elle n'a plus d'argent ! — Tu as des pieds ? Alors marche ! Eva se plaint dans le voisinage. — Il gagne mille huit cents marks par mois, et on y arrivait déjà tout juste ! Avant il me donnait quatre-cents marks pour le ménage, maintenant je n en ai plus que deux cents ! A force de résonner dans les couloirs de la cité, le malheur d'Eva parvient jusqu'au septième étage de l'immeuble, où vit une certaine Sophie. A suivre