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Histoires vraies
Le bouchon (1re partie)
Publié dans Info Soir le 11 - 10 - 2004

Verticalement, inexorablement, le sifflement de la bombe aérienne descend sur Vittorio Barzatti jusqu'à devenir assourdissant. Puis il s'arrête, comme si le cataclysme hésitait un instant.
Vittorio Barzatti a juste le temps, pendant cette seconde de silence, d'invoquer la Vierge et de faire rentrer sa tête dans les épaules. Puis l'univers bascule. Quand le bombardement a commencé sur les chantiers navals de la Spezia, Vittorio Barzatti se trouvait dans sa cabine, à bord d'un petit contre-torpilleur venu se mettre à quai pour des réparations. Vittorio est officier marinier. Il n?a même pas eu le temps de sortir de sa cabine. Voici maintenant qu'elle bascule. Le bateau est littéralement soulevé.
Vittorio a juste le temps de se dire : «Ça y est, je suis mort !» et c'est le noir.
Quand il revient à lui, il a une curieuse impression : le hublot de sa cabine, celui par lequel il regardait le quai, est maintenant au plafond. Il est ouvert, la vitre ronde, entourée de métal, pend verticalement par la charnière. Et, à travers le hublot, Vittorio voit le ciel. Il connaît un instant de panique, avant de comprendre ce qui est arrivé. Manifestement, le bateau est couché sur le flanc. La position de sa couchette le confirme. Voilà pourquoi le hublot est au-dessus de lui. Vittorio, apparemment, n'a rien. Il est simplement commotionné, car il a dû rester évanoui un certain temps, et il n'entend plus ni sirènes ni bombes.
Il se remet péniblement debout et manque de tomber par la porte de sa cabine. Elle s'ouvre à présent, comme une trappe rectangulaire dans un plancher, sous ses pieds. Vittorio n'a aussitôt qu'une idée : sortir de cette cabine- renversée, avant que le bateau ne coule dans le port, sur le flanc.
Le hublot au-dessus de lui est trop étroit. Il sait que sa tête pourra y passer, mais pas ses épaules, car il est plutôt corpulent. Il se penche donc sur l'ouverture de la porte, béante à ses pieds. C'est par là qu'il doit descendre. Ensuite, il faudra ramper dans la coursive. Ramper, car c'était un couloir large d?un mètre seulement, et à présent couché sur le côté, c'est une galerie d?un mètre de haut et deux mètres de large. Vittorio s'y laisse glisser et commence à ramper. Il tente de se représenter, dans le noir, l'intérieur du bateau couché sur le flanc. Dans son esprit, c'est un labyrinthe inextricable, il se sent totalement désorienté. Tout ce qui était vertical est horizontal et vice versa. Vittorio rampe sur des portes des cabines. Ce puits qui s'ouvre devant lui, c'est le couloir qui tournait à angle droit. Vittorio calcule qu'il était long de dix mètres environ. C'est donc à présent un puits de dix mètres. En admettant qu'il puisse s'y laisser tomber sans dommage, Vittorio sait qu'il trouvera au fond un escalier en fer horizontal, mais il ne sait plus sur quoi débouche cet escalier. C'est terriblement affolant, dans le noir, de se représenter l?intérieur d'un contre-torpilleur couché sur le côté, avec tout ce dédale de coursives et d'échelles. Vittorio se perd dans cette géométrie d'un espace renversé.
Il y a pire, et Vittorio y songe aussitôt avec terreur. S'il se laisse tomber dans le couloir, devenu un puits de dix mètres, et en admettant que par miracle, il ne se tue pas ou ne se blesse pas, il ne pourra plus remonter : or, si le bateau est couché sur le flanc, c'est qu'il va couler ainsi dans le port. L'eau doit être en train de monter. D'ailleurs, en tendant l'oreille, Vittorio l'entend gargouiller et clapoter sourdement... Il n'est donc pas question de descendre dans les entrailles de l'épave, il y serait noyé comme un rat. Vittorio se demande alors s'il est seul dans cette situation et il appelle, mais personne ne répond. Le peu d'hommes qui se trouvaient sur le pont du bateau en réparation ont dû être tués ou se sont éloignés à temps.
Vittorio décide donc de regagner sa cabine pour appeler par le hublot. C'est cela, la solution, quelqu'un de l'extérieur trouvera le moyen de le sortir de là !
Un instant plus tard, sa tête émerge des flancs du contre-torpilleur par le hublot de sa cabine et appelle : «Au secours !... A l'aide !...»
Il peut se maintenir ainsi, la tête dehors, en posant les pieds sur le bord de sa couchette renversée. Mais personne ne l'entend. On s'agite pourtant un peu partout dans ce port dévasté par le bombardement. Enfin, un homme sur le quai aperçoit sa tête et lui fait signe que l'on va venir l'aider.
Un quart d'heure plus tard, deux infirmiers, marchant avec précaution sur le flanc glissant du bateau couché, arrivent jusqu'à Vittorio. Il leur explique sa situation et s'entend confirmer que le contre-torpilleur est en train de couler lentement sur le flanc. Il va donc se coucher sur la vase du port, par quinze mètres de fond. Et comme dans sa plus grande largeur, il ne mesure que douze mètres, il disparaîtra forcément sous l'eau. Il faut donc aider Vittorio à sortir de sa fâcheuse position en faisant très vite. Les hommes tentent de le tirer par le hublot sans résultat. Les épaules ne passent pas. Une demi-heure plus tard, le temps d'amener et de hisser le matériel sur le flanc du bateau, une équipe d'ouvriers est là, avec un chalumeau oxhydrique, pour tenter d'agrandir le hublot. Vittorio rentre la tête dans la cabine pour ne pas être brûlé par la flamme. (à suivre...)


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