Disette - Les anciens, qui ont encore la mémoire fraîche, se rappellent sans doute ce que leur racontaient leurs pères et leurs grands-pères de cette époque, qu'on appelait volontiers «aâm el djouh» ou encore «aâm el djerade». Pour compléter un jour l'écriture de notre histoire, encore qu'on ne l'ait pas tout a fait commencée, il serait peut être intéressant pour les futurs chercheurs de retracer la vie des Algériens dans la période 1930 à 1945. Nous avons très peu d'éléments sur le sujet et les protagonistes qui ont vécu cette époque ont soit disparu soit la mémoire défaillante. C'est sans doute le segment le plus triste et le plus dramatique de la vie de notre pays avant la décennie noire. L'Algérie, qui était foncièrement rurale en ce temps-là, connaîtra, pour la première fois de son histoire, une terrible sécheresse. Il n'avait pas plu depuis très longtemps et toutes les récoltes étaient compromises qu'elles soient au Nord sur la bande littorale ou au Sud sur les Hauts-Plateaux et la steppe. Le bétail manquait de fourrages et les points d'eau se raréfiaient de plus en plus. A force de chaleur, la terre s'était craquelée. C'est exactement ce qui se passera en Afrique subsaharienne dans les années 70 où le mouton sur pièce était vendu moitié de sa valeur réelle. Affamés et ruinés, les fellahs n'avaient d'autres alternatives que de chercher un emploi ailleurs que sur cette terre ingrate. L'objectif est d'autant plus difficile qu'ils n'ont aucun métier que celui de la terre ou de l'élevage. A cela viendra s'ajouter l'invasion de millions de sauterelles qui extermineront le peu d'épis qui tiennent encore debout. La précarité atteindra tous les milieux du pays du plus riche au plus pauvre. La pauvreté a atteint un tel seuil que des citoyens en hiver, incapables d'acheter une paire de souliers se chausseront de peaux de bêtes qu'on appelait les "Boumental". Les anciens, qui ont encore la mémoire fraîche, se rappellent sans doute ce que leur racontaient leurs pères et leurs grands pères de cette époque, qu'on appelait volontiers "aâm el djouh" c'est-à-dire l'année ou les années de la faim ou encore "aâm el djerade" c'est-à-dire l'année ou les années des sauterelles. Et à ce propos, l'on nous racontait par le menu détail alors que nous n'étions que des enfants, que nos compatriotes tiraillés par la faim en sont venus à manger des sauterelles...C'est cette partie de notre histoire très peu connue et même très mal connue qui mériterait selon nous que l'on s'y intéresse de plus près. Il va de soi que cette sécheresse a fait des milliers, peut-être des dizaines, voire des centaines de milliers de victimes. Nous n'avons aucun chiffre, aucune statistique sauf si l'on examinait les archives françaises. Mais cela est une autre histoire. Maquis l Nous savons par l'histoire que l'imam de Jérusalem cheikh El Husseini a enrôlé des milliers d'Arabes et de Palestiniens dans les rangs de l'armée allemande pour répondre à une injustice, la création d'un état juif celui d'Israël. On a beaucoup écrit sur le sujet. Quelques rares Algériens, comme Mohamedi Said qui sera plus tard commandant de l'ALN et responsable de wilaya sous le nom de "Si Nasser" rejoindra lui aussi l'armée allemande par haine viscérale des français qui ont colonisé son pays. Nous savons très peu de choses sur cet épisode comme nous savons très peu de choses sur la décision de Krim Belkacem de prendre le maquis dans les montagnes du djurdjura dès 1947. Sept ans avant le déclenchement de la révolution armée dans le pays. Pour la soupe... Nécessité - Il restait aux Algériens encore valides une autre source d'approvisionnement : l'engagement dans l'armée française qui leur assurait le gîte et le couvert. Les portes des casernes s'ouvriront toutes grandes pour accueillir les milliers de volontaires. Cette famine laissera bien sûr des traces indélébiles. N'ayant rien à manger, des citoyens se mettront à mendier pudiquement auprès des grandes maisons qui rassembleront de plus en plus à des Zaouias. Là pour parer au plus pressé, on leur servira dans leurs soupières en fer, soupe, viande, tadjine et les restes de la veille en une seule fois, en un seul bloc l'essentiel étant qu'ils mangent ou font manger leurs proches à leur faim. Des jeunes filles qui ne sont jamais sorties de chez elles et qui n'ont jamais travaillé passeront "un tablier" autour de la taille comme on disait à l'époque et s'engageaient comme femmes à tout faire, femmes de peine ou de ménage. Mais il restait aux Algériens encore valides une autre source d'approvisionnement : l'engagement dans l'armée française qui leur assurait le gîte et le couvert. Les portes des casernes s'ouvriront toutes grandes pour accueillir les milliers de volontaires qui ne demandaient qu'à assurer le pain et le croûton à leur famille. Du reste, ils inventeront une nouvelle rengaine d'abord pour se donner du courage et ensuite pour justifier leur engagement. Ces jeunes disaient sur le refrain "gagina, gagina, aâla soupa ou el gamila". Traduit, cela donne "nous nous sommes engagés uniquement pour la soupe et la gamelle". Des plaisantins modifieront plus tard ces paroles pour y introduire d'autres plus grivoises. Ils reprendront par exemple la chanson en hurlant au pas cadencé : "gagina, gagina, aâla soupa ou ainine djamila" (Nous nous sommes engagés pour la soupe et les beaux yeux de djamila). De nombreux jeunes hommes qui s'engageront dans les tirailleurs feront passer à midi clandestinement des mies de pain à leur famille. D'ailleurs quand la Seconde guerre mondiale éclatera, le gros des troupes sur le front était constitué de tirailleurs algériens, les Marocains et les Sénégalais venaient bien après. I. Z Les troupes musulmanes Précision - Il ne faut surtout pas croire par exemple que les Algériens appelés sous les drapeaux dans le cadre du service militaire le faisaient de gaieté de cœur même si la faim leur tenaillait les entrailles. Beaucoup désertaient les casernes et se cachaient dans les forêts. Cette période qui s'étend de 1930 à 1945 a été spécialement marquée dans notre pays par la famine, la faim, la sécheresse et une guerre mondiale qui ne nous concernait pas mais que nous imposa la colonisation et le colonisateur. Nos troupes, les Algériens musulmans étaient en fait des tirailleurs des spahis et des fantassins, étaient une chair à canon comme les adorent les Français Le reste des Africains, les Camerounais, les Nigériens, les Congolais, les Dahoméens comme on disait autrefois, les Maghrébins etc. étaient bien sûr dans la même situation que les nôtres. Ils faisaient la guerre malgré eux, aux Allemands qui ont vaincu leurs maîtres. Cette guerre aussi laissera des traces pratiquement dans toutes les familles touchées par la conscription. Il y aura à la fin du conflit des milliers de morts et de blessés parmi les nôtres. Il faut cependant ouvrir une large parenthèse à ce niveau. Il ne faudrait surtout pas croire par exemple que les Algériens appelés sous les drapeaux dans le cadre du service militaire le faisaient de gaieté de cœur même si la faim leur tenaillait les entrailles. Beaucoup désertaient les casernes et se cachaient dans les forêts à l'affut du moindre danger. Des familles aisées, pour préserver leurs fils, émigreront carrément au Moyen- Orient. Par contre ceux qui resteront dans les rangs se battront comme des lions, à l'exemple de nombreux enfants de la campagne tels que Ahmed Ben Bella. Presqu'un inconnu, cet homme de l'extrême ouest du pays gagnera rapidement ses galons jusqu'au grade d'adjudant certains disent adjudant chef. Grâce à son impressionnant courage, il réussira à retourner la situation militaire au profit de sa compagnie à Monte Cassino en Italie. Cela lui vaudra d'être cité et même d'avoir la légion d'honneur que lui épinglera le général De Gaulle lui même. C'est aussi pendant cette période 1945 que l'Algérie connaîtra après les enfumades de 1830 un autre génocide en mai connu sous le nom de massacres de Sétif de Guelma et de Kherrata. Des millions d'Algériens qui sortiront manifester dans les rues et réclamer un peu plus de liberté avec l'emblème national en tête seront arrêtés, torturés emprisonnés et souvent exécutés sans autre forme et procès. Contagion l Là encore nous n'avons pratiquement aucun élément sinon la version orale, la version qui consiste à maintenir la flamme de l'histoire aussi intacte que possible par le discours. Il semblerait selon les anciens que notre pays a été atteint par une terrible contagion de Typhus. Ce que l'on a appelé "aâm el tifis" l'année du typhus. Ce fléau aurait fait, semble-t-il, des dizaines de morts dans un pays sous administré et colonisé. Certains le situent entre les années 32 et les années 1934. Un immense élan de solidarité Meurtres - Les conditions dans lesquelles seront assassinés nos compatriotes sont inimaginables et les tueurs de la «main rouge» et de «l'armée» s'inspireront directement des atrocités commises par la Gestapo de Hitler. Une vieille pied noir installée en France l'a un jour publiquement reconnu devant les caméras de la télévision française. "La guerre d'Algérie n'a pas commencé en 1954 elle a commencé en 1945 à Kherrata et Sétif". Ce jour-là les Algériens comprendront que la France , et ce malgré les discours trompeurs du général De Gaulle, ne cèdera jamais un pouce de l'Algérie. Ils comprendront qu'ils n'obtiendront ni l'assimilation ni la francisation et encore moins l'autonomie et que la seule alternative qui leur restait était la lutte armée pour arracher leur indépendance. Deux autres « hémorragies » atteindront les Algériens de 1950. Dans la guerre que déclenchera le peuple contre l'occupant français en Indochine, les Algériens seront tués par milliers sans compter les blessés à vie et les handicapés. Là encore, les familles algériennes seront une à une décimées. Toutes ou presque portent les stigmates de cette tragédie. Très peu de cadavres sont ramenés au pays pour une sépulture décente dans les normes de la religion. Il semblerait, selon les derniers témoins de la bataille qui permettra au général Giap de vaincre les Français, que des centaines voire des milliers de soldats algériens ont été enterrés dans la précipitation dans des fosses communes. En premières lignes dans une guerre qui ne les concerne pas, les hommes de troupe, les sous-officiers et les rares officiers algériens n'ont jamais été traités de la même manière que les hommes de troupes, les sous-officiers et les officiers de souche française. A ce propos, on raconte cette singulière histoire qui est arrivée dans un régiment dans cette fameuse bataille connue sous le nom de Dien Bien Phu. (Certains historiens la datent de la Seconde guerre mondiale). Selon cet épisode, un officier français décédé à la suite d'une attaque ennemie aurait eu les honneurs militaires de sa compagnie et du capitaine qui le commandait. Quelque temps plus tard, un officier algérien gravement blessé succombe à ses blessures. Aucun honneur militaire ne lui a été rendu. Questionné par des hommes de troupe algériens vexés par ce mépris flagrant, le capitaine leur répondra du tac au tac : "L'officier français est mort pour son pays, l'officier algérien est mort pour la soupe...". Ce que les gens ignorent dans ce pan ensanglanté de notre histoire est que des centaines d'orphelins et d'orphelines seront spontanément recueillis par les Algériens de toutes conditions. Beaucoup parmi eux seront légalement adoptés, quelques-uns seront restitués des années plus tard à leurs parents.