Au XIe siècle, la crise économique (déjà !) fit éclater le monde musulman. Le temps de l'Europe était venu... Mais l'économie du dinar a sa force et sa faiblesse. Elle dépend du commerce. Elle est accrochée au maintien des routes, liée à la domination du réseau de relations lointaines grâce auxquelles le monde musulman peut et doit se procurer les produits dont il manque et qui sont indispensables à son économie et à sa civilisation en expansion ? or, avant tout, bois, métaux et armes, esclaves ? économie et civilisation habituées à tout acheter à prix d'or. Que les relations lointaines viennent à s'affaiblir : routes détournées ou interrompues, que l'or arrive moins régulièrement et c'est la baisse du tonus général, les crises en chaîne, la régression urbaine et, dès lors, l'impossibilité de résister à la convoitise des Barbares liée à l'introduction de mercenaires dans les armées, la remontée des routes de commerce par les invasions, la dislocation de l'ensemble. Et, de fait, dans la seconde moitié du XIe siècle, surviennent les crises, les troubles, les invasions et, avec eux, le déclin urbain et l'interruption des courants économiques : des quartiers de Bagdad et du Caire sont en ruine ; Kairouan est abandonné pour Mahdiyya, la Qal'a des Banu Hammad pour Bougie ; Fès est pris par les Almoravides ; au califat de Cordoue démembré succèdent les Reyes de Taifas. A la rupture des routes correspond la cassure du monde musulman en un islam turc, un islam égyptien, un islam maghrébien, un islam espagnol. Les particularismes sous-jacents resurgissent et les vieux fonds, préexistants à la conquête musulmane mais refondus par elle, donnent les civilisations musulmanes. Après le XIe siècle, le centre de gravité de l'Ancien Monde bascule. Désormais, les centres moteurs et rayonnants d'une économie en expansion continue ne sont plus en Orient, dans les grandes villes du monde musulman ; ils ont émigré en Occident et sont maintenant fixés dans les cités marchandes d'Italie et des Flandres et, à mi-chemin sur la grande route commerciale qui les relie, dans les foires de Champagne, où s'échangent les produits des pays nordiques et des pays méditerranéens. Avec des à-coups, des heurts, des périodes triomphales et des moments de dépression, la puissance économique, la force d'expansion matérielle, l'activité créatrice seront dès lors ? et pour des siècles ? le privilège de l'Europe occidentale. Pourtant, même en son déclin économique, l'aire musulman continuera longtemps encore de rayonner intellectuellement sur le monde par ses sciences, sa philosophie : pour la médecine notamment, il jouera un rôle important non seulement dans le mouvement de la Renaissance, mais jusqu'au XIXe siècle. Entre la Chine, l'Inde, Byzance et les barbaries médiévales ? turque, noire et occidentale ?, de la fin des empires antiques à l'éveil des Etats modernes, la civilisation musulmane dans sa première grandeur aura été un creuset chronologique et géographique, un plan d'intersection, une immense conjoncture, un fabuleux rendez-vous.