La mélasse est ce qui reste lorsque le sucre a été extrait du jus de la canne à sucre. C'est une sorte de matière sirupeuse d'un brun noirâtre qui a la consistance du miel. Au début du siècle, la mélasse était le sucre des pauvres. On en mettait dans le café, et dans les quartiers miséreux, les enfants l'étalaient sur leurs tartines de pain noir. Dans les distilleries, on en tirait du tafia et du rhum. Le 15 janvier 1919 à Boston, aux Etats-Unis, M. Lecat, Jeff de son prénom, ne supporte plus l'odeur de la mélasse. Il est employé à la distillerie Leester et tous les midis, en ouvrant la gamelle que sa femme lui a préparée, il sent la mélasse. Que ce soit du ragoût, des saucisses, du poireau ou des pâtes à la sauce tomate, tout prend l'odeur fade et le goût mièvre de cette infernale marmelade qui suinte de partout. Ce 15 janvier, la distillerie est pleine à craquer de résidus de canne à sucre. Depuis trois jours, des bateaux-citernes portoricains déversent, dans le réservoir qui surplombe la distillerie, leur cargaison. Le matin, ils ont terminé et 8 781 000 litres de mélasse sont là, dans le réservoir gigantesque, haut comme une maison de cinq étages. La pression qu'exerce cette masse visqueuse de près de 20 000 tonnes est si forte qu'à la base du réservoir les rivets qui joignent les plaques de tôle laissent filtrer le jus gluant. Devant ce phénomène inquiétant, Jeff Lecat alerte le contremaître. La fuite lui paraît importante, et il pense qu'il faudrait délester les réservoirs. Mais le contremaître le rabroue, en le priant de s'occuper de ses affaires. Jeff hausse les épaules et décide d'aller manger sa gamelle chez sa mère. Il est 12h 35, il faut dix minutes pour aller au vieux port, la promenade lui ouvrira l'appétit et il respirera un peu mieux. Jeff Lecat descend la rue des commerces, sa musette sur l'épaule et constate que ce mois de janvier est splendide. Un brave petit soleil donne un air de printemps aux boutiques, dont les portes sont largement ouvertes. Boston est une ville prospère, déjà fière de son métro aérien sur un viaduc de poutrelles d'acier. Au moment précis où Jeff Lecat débouche sur le port, un grincement énorme lui fait tourner la tête. Aussitôt suivi d'une série d'explosions sèches. Jeff s'est arrêté, une sorte de pressentiment l'envahit : la cuve de la distillerie craque. Des hurlements lointains, venus du haut de la rue lui confirment aussitôt la vérité. La cuve de mélasse vient de se déchirer et les explosions que l'on entend sont les rivets qui sautent les uns après les autres. Près de neuf millions de litres de mélasse s'apprêtent à déferler sur Boston. N'écoutant que son courage, Jeff remonte en courant la grand?rue, se heurtant à des gens affolés qui se précipitent en sens contraire, vers le port. Il atteint la distillerie, mais s'arrête ; il croit rêver. Les bâtiments avancent vers lui, poussés par un monstre gluant. Ils sont arrachés du sol et glissent le long de la rue, vers le viaduc du métro. Au moment où le toit heurte les poutrelles de fer, la distillerie explose littéralement, tel un château de cartes, et disparaît, submergée, engloutie dans un raz-de-marée de mélasse de trois mètres de haut. En un instant, Jeff se rend compte de la situation catastrophique. Rien ni personne ne pourra endiguer cette marée gluante qui absorbe tout sur son passage. Des hommes, des chevaux, des voitures disparaissent sous ses yeux avant d'avoir pu tenter quoi que ce soit. En quelques secondes Jeff Lecat, cloué au sol par la stupeur, voit des scènes qui se gravent à jamais dans sa mémoire : un homme est grimpé sur le toit d'une voiture qui roule quelques mètres, poussée par la vague, puis bascule, précipitant le malheureux dans la coulée. Sa tête émerge un moment, ses bras s'agitent, frappant désespérément cette surface mouvante dans laquelle on ne peut même pas se débattre. A ses côtés, un cheval sort du magma telle une statue couleur de bronze. L'homme tend les bras vers lui, comme pour saisir cette ultime chance de se hisser au-dessus de la mort. Mais un remous les fait disparaître tous les deux. Là-bas une femme court, poussant devant elle un landau ; elle précède de quelques mètres la vague énorme, mais une coulée de mélasse plus liquide la prend de vitesse. Aussitôt, sa course se ralentit, elle n'arrive plus à arracher ses pieds de la boue visqueuse qui la paralyse. Le temps de se retourner, elle voit déjà la grosse vague qui la happe à son tour. (à suivre...)