La signora Bigatti est la plus heureuse des femmes : son fils Giovanni a été retrouvé. Un coup de téléphone du commissariat central de Naples vient de la prévenir : il est dans le bureau du commissaire principal, il attend sa mère. Elle descend précipitamment l'escalier de marbre rose qui conduit au vestibule, et une Hispano-Suiza vient se ranger au pied du perron avec célérité. Roberto, le chauffeur, ouvre la portière, et la signora se laisse choir sur la banquette d'un seul élan. «Vite, Roberto, au commissariat central, à Naples.» Giovanni a douze ans, il a perdu son père à cinq ans et le nom qu'il porte est celui de l'une des plus riches familles de la région napolitaine : Bigatti, l'acier Bigatti ; c'est lui l'héritier de l'empire. Le seul, l'unique. L'enfant a disparu le dimanche 28 octobre 1928, alors que la signora revenait de la messe accompagnée de l'oncle Angelo et de sa femme. En attendant de passer à table, Giovanni faisait de la bicyclette dans le parc. La famille, installée sur la terrasse qui domine la fameuse baie de Naples, l'a vu s'éloigner sans méfiance aucune. Mais on a retrouvé la bicyclette à la limite du parc, là où la colline surplombe le cours d'eau qui se jette dans la mer. Aucune trace de l'enfant. Dans les heures qui suivirent, chaque rocher fut exploré, chaque trou fut sondé. La marine dépêcha une vedette et des nageurs qui, jusqu'au soir, fouillèrent la mer. Il fallut bien se rendre à l'évidence : l'enfant ne pouvait qu'être tombé dans la rivière grossie par les pluies des derniers jours, et son corps avait dû être emporté par la mer. Mme Salvatore Bigatti prit le deuil. Elle restait seule à la tête de l'empire des aciéries Bigatti créé par son mari. Grâce au Ciel, l'oncle Angelo veillait à la bonne marche des affaires et la signora, qui jusque-là menait une vie plutôt frivole, se mit à réfléchir sur la fragilité du bonheur. La presse, la radio, le clergé se firent l'écho des malheurs de la pauvre veuve Bigatti, frappée par un destin cruel. Et voilà que par miracle, on lui annonce que son fils est retrouvé. Si la signora Bigatti ne connaissait pas le sérieux du commissaire principal, elle croirait à une plaisanterie de très mauvais goût. Mais le commissaire a été formel : «C'est bien Giovanni, il n'y a aucun doute.» Au commissariat principal, la mère prend son fils dans ses bras, le couvre de baisers, l'inonde de larmes. C'est SON Giovanni, il est là, en chair et en os, étouffé sur son c?ur, abruti de questions, mais c'est lui : «Giovanni, où étais-tu ? D'où viens-tu ? Qu'est-ce que tu as fait ? Est-ce que quelqu'un t'a fait du mal ? Giovanni, dis-le !» A ces questions bien naturelles, l'enfant semble se refermer sur lui-même et répond évasivement : «Chez des gens !...» Le commissaire, lui non plus, n'a pas réussi à obtenir de confidences. Mais l'enfant est encore sous le coup de l'émotion. Peut-être vaut-il mieux ne pas insister pour le moment et attendre qu'il ait repris ses esprits. Mme Bigatti cesse donc son interrogatoire. Laissant au commissaire un chèque pour les ?uvres de la police, la mère et l'enfant reprennent la route de la villa. Chemin faisant, Mme Bigatti échafaude des projets d'avenir. «Tu verras comme nous allons nous occuper de toi. Pour Noël, nous irons au val d'Aoste, la neige te fera du bien. Il paraît que l'on descend sur des planches attachées à chaque pied, on appelle cela des skis, c'est amusant !» Tout en ayant l'air de noyer son fils sous un flot de paroles, Mme Bigatti observe l'enfant. Il a terriblement changé en six mois. Sa voix est devenue plus grave, ses cheveux ont poussé. Ses vêtements sentent abominablement mauvais. Et il n'avait pas cette dent cassée sur le devant. «Pauvre enfant, pense la mère, comme il a dû souffrir. Dieu merci, le cauchemar est fini, et on va tout reprendre à zéro.» Les jours suivants, Mme Bigatti réussit à apprendre, bribes par bribes, ce qui est arrivé à son fils. (à suivre...)