Vendredi 3 mars 1944. Il n'est pas loin de minuit. Angelo Caponegro n'en peut plus. Cela fait trois mois qu'il est chef de gare à Balvano, entre Naples et Rome. Et le travail qu'il a dû fournir ces dernières semaines est épuisant... L'Italie traverse, en effet, une période dramatique. Au sud, les aIliés continuent leur progression au prix de durs combats. Au nord, Mussolini et ses partisans, appuyés par les AIlemands, exercent encore leur dictature. L'Italie, en ce début 1944, est un pays déchiré, un champ de bataille. Angelo Caponegro, comme tous les chefs de gare des localités proches des combats, a une responsabilité écrasante. Il faut que les convois de réfugiés du Sud passent, avec le risque incessant des bombardements aIlemands. A travers la vitre de son bureau, Angelo Caponegro aperçoit une dizaine de personnes. Ce sont les voyageurs pour le train 8017 qui doit arriver aux alentours de 0h 10. Il a hâte de le voir arriver. C'est le dernier de la journée. Il y a un coup de siffIet lointain. Il sort sur le quai. Le train 8017 à destination de Rome entre en gare dans un nuage de vapeur et s'immobilise dans un crissement de freins. Les voyageurs, qui attendaient, montent dans les wagons. Personne n?en descend. Tout le monde, ou presque, dort et tout le monde va au terminus : Rome. Angelo Caponegro se dirige en tête de quai pour interroger les mécaniciens. A cause de l'affux de réfugiés, le nombre de wagons est plus élevé que prévu, et les voyageurs sont plus de cinq cents. Devant cette charge supplémentaire, il a faIlu atteler deux locomotives. Mais c'est peut-être encore insuffisant... Angelo Caponegro arrive devant la locomotive de tête et demande si tout se passe bien. Le mécanicien, couvert de suie, descend péniblement de sa machine. «Jusqu'ici, oui, mais c'est maintenant que cela va être difficile. Il y a plusieurs rampes très dures après Balvano. Il faut faire le plein de charbon.» Le chef de gare le rassure. Il a un stock largement suffisant pour les deux machines. Et, dans la nuit, le ravitaillement s'effectue. Pendant ce temps, la longue file des wagons reste silencieuse. Brisés par la fatigue et les émotions, les passagers dorment... Le chargement dure quarante minutes. A 0h 50, tout est prêt. Angelo donne un coup de siffIet. Les roues des locomotives se mettent en mouvement. Le convoi s'ébranIe lentement. Le chef de gare reste sur le quai jusqu'à ce que les feux rouges aient disparu, puis il rentre dans son bureau. Il doit encore attendre le coup de téléphone de son coIlègue de Bella-Muro, la prochaine gare, lui annonçant que le 8017 est bien passé, après quoi il pourra se coucher. Jusqu'à Bella-Muro, il y a une vingtaine de kilomètres. C'est l'affaire d'un quart d'heure, vingt minutes en tenant compte de la surcharge du convoi. Dans son bureau, écIairé par une maigre lumière, Angelo Caponegro allume une cigarette. Il rêve... Bientôt, la fin de cette journée de travail et bientôt, il l'espère, la fin de la guerre... 1 h 05. Le 8017 doit être arrivé à Bella-Muro. Il regarde son téléphone mural, s'attendant d'une seconde à l'autre à entendre la sonnerie qui lui est familière. Mais le téléphone reste muet. Il aIlume une seconde cigarette... 1 h 15. Cela fait une demi-heure que le 8017 est parti. C'est à ce moment que le petit bruit grêle du téléphone retentit dans la pièce. Il décroche : au bout du fil, il reconnaît immédiatement la voix de Luigi, son coIlègue de Bella-Muro. Mais Luigi n'a pas son ton ordinaire. ll a l'air énervé, excédé même. «Alors, qu'est-ce qu'il fait, le 8017 ? j'aimerais aIler me coucher, moi !» Angelo Caponegro a un sursaut : «Comment ? Mais cela fait plus d'une demi-heure qu'il est parti de chez moi !» Brusquement, Angelo n'a plus sommeil. Toute sa fatigue est tombée pour faire place à une curieuse impression. Peut-on appeler cela un pressentiment ? Non, il ne s'attend à rien de précis. Il a seulement tout à coup la sensation de se trouver en face de l'anormaI. Le train 8017 n'a pas été bombardé par les AIlemands, il l'aurait entendu. Alors, il s'est peut-être trouvé devant une rampe qu'il n'a pas pu franchir ? C'est très improbable. Avec deux locomotives, il aurait toujours pu la monter à petite vitesse et il devrait être arrivé à Bella-Muro depuis longtemps... (à suivre...)