Consultation Abla, 24 ans, ingénieur agronome et major de promotion, s?accroupit sur une peau de mouton et coupe les cartes. En face d?elle, la chouafa Soltana, trente-huit ans, dans une gandoura à fleurs bleues, les paumes des mains et la plante des pieds joliment teintes au henné grenat, reprend le paquet et l?étale sur le petit banc, comme un tapis multicolore, l?air soudain grave, les sourcils froncés. Dans la chambre minuscule où exerce la chouafa, le groupe de jeunes filles se tait. L?atmosphère est pesante. Toutes sont accrochées aux lèvres de Soltana, surtout Abla, car c?est son destin qui va lui être annoncé, selon son souhait. Elle l?espère de tout son c?ur, Omar va-t-il la demander en mariage ? Ses camarades, au fond d?elles-mêmes, souhaitent bien que non. Abla transpire légèrement, le c?ur battant. «Je vois un homme de taille moyenne, de forte corpulence? Je vois aussi bormet el farh». Car Soltana, intuitive expérimentée, sait à qui elle a affaire. Le regard anxieux des jeunes filles, leur mine, lui permettent de «sentir» les amoureuses qui tendent leur filet de pêche dans l?espoir d?y ramener l?homme de leur vie. - Mais, il n?est pas fort, il est mince ! ce n?est peut-être pas Omar ! Mon Dieu ! Soltana se reprend : - S?il n?est pas fort, il est grand ! - Oui, mais pas tellement? - Mais je vois de larges épaules, réplique Soltana d?un air autoritaire, comme si les cartes connaissaient Omar mieux que Abla. Cette dernière se remémore les épaules frêles de son amoureux et se demande si elle ne l?a pas sous-estimé? De nouveau, le silence. Soltana se concentre. Il va venir bientôt ! En trois temps : trois jours, trois semaines, ou trois mois ! C?est sûr, je le vois à côté de toi «fi bit lefrech !». Le visage de Abla s?éclaircit. Celui de ses amies se rembrunit. Mais elles se ressaisissent et sourient à Abla qui se tourne vers elles, radieuse? De nouveau, les cartes sont étalées, une fois, deux fois? - Les cartes sont formelles, Omar sera à vous et très bientôt? peut-être dans trois jours? - Abla veut en savoir plus. - Et sa mère, elle est contente ? Je vois deux personnes âgées autour de vous, mais je ne puis rien dire d?autre pour le moment ! Car vous ne l?aviez pas dans votre c?ur au moment de couper les cartes. Revenez une autre fois, je verrai ! Les cartes se referment sur l?avenir de Abla, et elles retournent en paquet au bord du vieux banc. Abla sort de son sac un billet de 100 DA que la chouafa fait prestement disparaître dans son corsage. Puis, c?est au tour de Manal, puis Soraya, puis Amina. Soltana, parmi ses nombreuses clientes, craint les femmes âgées, car elle ne peut deviner la raison de leur consultation. Bien sûr, il y a les bavardes qui, d?emblée, racontent leur problème et elle n?a plus qu?à tirer les cartes au gré de sa fantaisie, en essayant de satisfaire au mieux sa clientèle. Mais il y a aussi les silencieuses qui viennent s?asseoir en face d?elle, le visage sévère, sans un mot. Et là, elle doit attaquer au pif : - Vous avez des enfants ? Si l?autre est stérile, elle rectifie : En tout cas, il y a des enfants autour de vous ! Des neveux, peut-être, ou ceux des voisins ? L?autre acquiesce. Soltana étudie les cartes, lui jette un regard et lui assène : Vous avez un gros problème sur le c?ur ! Et il vous fatigue. Vous ne dormez pas bien, vous vous sentez faible et malade. - C?est vrai, dit la femme qui a l?air pâle et les yeux cernés. - On vous a ensorcelée, ma pauvre dame ! Et celle qui l?a fait vit dans votre entourage. Elle est jalouse. Soltana, qui a joué son va-tout, attend la réponse, - Je suis venue pour savoir qui m?a dérobé une chaîne en or de mon armoire, et je soupçonne ma belle-s?ur. C?est donc bien elle ! La voleuse ! Elle va m?entendre. Et elle lui souhaite toutes les malédictions qu?elle connaît. Merci Soltani, sans toi, je ne sais ce que j?aurais fait. Soltana, de ses mains teintes, cache le billet de 100 DA et serre ses cartes dans un vieux tissu rouge qu?elle range dans sa commode. La journée a été bonne?