Ces femmes, illettrées, ont appris, réappris parfois à faire la taille des arbres, à préparer une pépinière, à utiliser les systèmes d'irrigation moderne, le goutte-à-goutte... Elles ont même suivi des formations spécifiques assurées par des techniciens des instituts d'agronomie. Elles s'appellent Mimouna, Rahma, Aïcha… Elles viennent de Boutlelis, El Kerma, Hassi Bounif, Sid El Bachir… À les voir, elles ne payent pas de mine. Ce sont des femmes d'âge mûr, le corps malmené par les grossesses successives, par les travaux les plus durs, les plus pénibles en plein air, quel que soit le temps, la saison. Elles ont le visage buriné, presque comme ces marins d'antan. Les rides autour des yeux et de la bouche ont craquelé leur peau. Le souci vestimentaire pour elles n'a jamais existé : de vieilles djellabas défrichées sentant le vieux, des foulards pour cacher des cheveux poivre et sel. Et pourtant, lorsque nous les avons rencontrées, ces femmes, qui ne sont dures qu'au labeur, ne parlaient pas de misérabilisme. L'esprit vif, de la gaieté dans la voix, elles plaisantaient entre elles, humour de femmes toujours un peu coquin… et encore philosophes face à la vie : “La vie est dure, le travail est dur, travailler la terre c'est un métier ! Mais que veux-tu ma fille ! Pour monter ta maison, c'est pas d'un coup, tu le fait petit à petit, pierre par pierre, c'est comme ça !” Après avoir été intriguée, lorsque j'appris que des femmes rurales, des femmes paysannes s'étaient regroupées autour d'une association appelée Tamari pour promouvoir leur statut et qu'une coopérative, pour commercialiser leurs produits maraîchers, avait encore été créée, c'est du respect et de l'admiration que j'éprouvais pour elles. Sous l'impulsion de Habiba, une ingénieur agronome à la Direction de l'agriculture d'Oran, l'association Tamari pour la promotion de la femme rurale bataille depuis plusieurs années pour sortir les femmes paysannes d'Oran de leur exploitation, de leur marginalisation, dans un monde d'hommes dur sans compassion et pour qui l'épouse n'est bonne qu'à accomplir les tâches les plus pénibles dans les champs, comme nous le rappelle Mimouna : “Avant, on fauché le blé à la main, c'est dur… toute la journée à le faire !” Sa fille, au chômage et qui, aujourd'hui, grâce à l'association, seconde sa mère dans les travaux agricoles de plasticulture, ne cache pas qu'elle a du ma à suivre sa mère. “La plasticulture c'est difficile, il faut tout le temps travailler. Nous sommes tous les jours penchées à tailler les pieds des plantes, nettoyer… Moi, je n'arrive pas à tenir comme elle. Dès que je trouverai un emploi, je crois que j'arrêterai, c'est trop pénible”, reconnaît notre jeune “agricultrice”. Seconder sa mère, c'est presque une nécessité ; le chômage, malgré une formation, la privait de tout avenir, de tout statut social, et quand on vit dans un petit village rural comme El Kerma, ou encore Boutlelis, il n'y pas de place aux rêves, aux projets d'avenir. Alors, avec le projet Tamari, s'est construite peu à peu une perspective, une autonomie jamais atteinte, jamais envisagée pour ces femmes paysannes illettrées. Une ONG espagnole partenaire Cela fait plus de 5 ans que le contact avec les femmes rurales s'est fait par le biais de l'association Tamari. Habiba n'a jamais lâché malgré le peu d'encouragement et d'appui quelle a rencontré autour d'elle. Avec un petit comité, elle est parvenue à créer des liens de confiance avec les femmes rurales et à leur proposer un projet : en faire des agricultrices à part entière, c'est-à-dire ayant une carte d'agricultrice reconnue par la chambre professionnelle, leur permettant de concevoir et de réaliser des objectifs, un projet agricole dont elles seraient les seules actrices et les seules bénéficiaires. Ainsi, peu à peu, ces femmes paysannes ont émis le vœu de se lancer dans la culture maraîchère, la plasticulture, pour y produire des tomates, des poivrons, des piments, etc. Le soutien pour réaliser ce projet est venu de l'Espagne par l'intermédiaire d'une ONG dénommée Centre d'études et de recherche agricole internationale (Cerai). Intéressés, les membres de cette ONG se sont engagés à apporter l'appui technique et l'aide financière permettant à 11 femmes paysannes de faire de la plasticulture, soit 2 serres par femme. Le montant global du projet avoisine les 190 000 euros qui seront fournis à 80% par l'Agence espagnole de coopération internationale. Habiba nous raconte ce qui a séduit les partenaires espagnols dans son projet : “Nous voulions aller vers l'intégration de la femme rurale, une intégration sociale et économique en développant la culture maraîchère sous serre qui a été abandonnée dans la wilaya. Cela permettra encore de préserver les terres agricoles et aussi aider ces femmes qui n'étaient pas considérées comme agricultrices à part entière. Elles travaillent avec leurs maris qui sont propriétaires de la terre ; même si elles en sont propriétaires, elles n'ont pas le statut d'agricultrices. L'un de nos objectifs encore est d'obtenir pour ces dernières une carte "assimilée agricultrice", cela améliorera leur statut. En plus, dans le projet des serres, si elles sont 11 à en bénéficier, il y a aussi leurs enfants qui sont inclus, leurs filles par exemple…” Aujourd'hui, cela fait 15 mois que le projet a été lancé. L'ONG Cerai a dépêché une ingénieur agronome qui se prénomme Vega. Sur place, avec les femmes agricultrices et le comité technique qui les entoure, elle suit pas à pas l'évolution du travail. Vega s'est adaptée à cette nouvelle expérience dans un pays étranger. Elle s'est faite adoptée par tous, elle s'est même mise à l'arabe. Le lancement de la culture maraîchère qui, aujourd'hui, a abouti à une production encourageante, ne s'est pas fait sans mal. Les femmes ont dû auparavant suivre des formations spécifiques qui ont été assurées par des techniciens de l'Institut technique des cultures maraîchères et industrielles (Itcmi) et l'Institut national de la protection des végétaux (Inpv) qui, eux aussi, se sont engagés en quelque sorte avec ces femmes. Hakim, l'autre ingénieur agronome du comité technique, qui suit le projet, s'est également investi totalement avec ces femmes paysannes dans la formation et l'appui technique. À l'heure actuelle, c'est lui qui se charge de la collecte des produits sur les différents sites où ont été implantées les serres des 11 femmes retenues au départ pour le projet. Elles, les illettrées, ont appris, et, parfois, réappris à faire la taille des arbres, à préparer une pépinière, à utiliser les systèmes d'irrigation moderne, le goutte-à-goutte… Rahma ne nous a-t-elle pas dit : “On ne faisait pas de l'agriculture avant !” C'est encore ce comité qui les a orientées pour le choix des variétés et des semences à utiliser en fonction de la nature de la parcelle de terre, de la disponibilité de l'eau... La cueillette est assurée par les femmes et la vente se fait de façon collective. Pour ce faire, une coopérative a été créée ; la commercialisation des tomates, des piments et autres poivrons ne se fait que par le biais de la coopérative dont la part a été fixée à 7%. Habiba nous explique pourquoi c'est encore vital pour ces femmes paysannes de commercialiser leurs produits sous forme de coopérative : “Maintenant, elles acceptent que ce soit la coopérative qui se charge de la commercialisation, mais ça n'a pas été facile, il a fallu leur faire changer de mentalité pour les amener à travailler ensemble. Auparavant, les agriculteurs étaient perdants, les mandataires achètent leur récolte sur pied et prennent 10%, mais ils ne donnent jamais vraiment le bon prix que mérite le paysan.” Et de poursuivre : “Maintenant, avec l'argent de la coopérative, elles peuvent même se lancer dans d'autres projets. Par exemple, faire de l'élevage, pourquoi pas ? Elles vont être maintenant autonomes et devenir les animatrices de la coopérative.” L'expérience a séduit plus d'un et plus d'une. Les autorités locales découvrent avec une sorte d'étonnement que des femmes agricultrices sont, ensemble, en mesure de se prendre en charge et de développer économiquement leurs exploitations. D'autres femmes agricultrices et d'autres wilayas ont contacté l'association Tamari et souhaitent s'y intégrer ou trouver un appui et des conseils pour s'organiser dans leur propre région. Cette semaine Rahma, Mimouna et les autres vont se rendre à Mostaganem pour y découvrir la plasticulture à une plus grande échelle où elle s'y est développée, faisant de cette wilaya un lieu de développement de cultures maraîchères. Ensemble avec Hakim, Habiba et Vega vont faire ainsi leurs voyages d'apprentissage technique et professionnel. Décidément, il y a bien quelque chose qui est en train de changer avec ces femmes rurales, jadis ignorées, méprisées. F. BOUMEDIENE