Au mois de janvier, à Paris, un journaliste s'ennuie. C'est un très modeste journaliste, qui collabore au journal L'Eclair, lequel se proclame quotidien de Paris, politique, littéraire et «absolument indépendant». Mais le journaliste, lui, est absolument inconnu, car il tient la rubrique des faits divers dans ce journal, et «les chiens écrasés» sont rarement une accession à la célébrité. Paul Birault, pourtant, ne manque ni d'intelligence ni de talent. Il n'a qu'un grave défaut : il a du mal à prendre les gens au sérieux. Ce qui l'empêche notamment d'intriguer pour se faire valoir ! Or, pour un journaliste, le meilleur domaine où il est peut-être (éventuellement) utile d'intriguer, c'est encore celui de la politique. Mais s'il y a une catégorie d'hommes auxquels Paul Birault ne croit pas, ce sont les hommes politiques ! D'ailleurs, en ce début de siècle, en France, personne ne croit plus guère ni aux députés ni aux sénateurs. Il y a eu ceux qui ont touché des chèques dans l'affaire de Panama, ceux qui en ont touché pour vendre des Légions d'honneur, bref : quand on parle du mandat de député, on dit : c'est «l'assiette au beurre». Il vient alors à ce journaliste inconnu, qui rêve autant de s'amuser que de se faire connaître, une idée fabuleuse : celle de ridiculiser les élus. De montrer à quel point ces hommes sont des fantoches politiques ! Alors, voici ce qu'il fait : il invente un héros. Non pas un héros militaire, car en janvier 1914, il en manque encore, mais un héros civique : un héros de la laïcité, un défenseur de la République en jaquette. Il commence par lui chercher un nom qui sonne bien et l'appelle Hégésippe Simon. Hégésippe Simon... c'est un nom reconnaissable que l'on voit très bien gravé sur le socle d'une statue... Hégésippe Simon, cela ressemble à ces noms dont on se dit «j'ai déjà entendu ça quelque part, c'est sûrement un nom connu» ! Et comme Paul Birault possède à Paris, par héritage, une modeste imprimerie, il imprime le texte suivant, qu'il adresse à tous les députés sur une feuille à en-tête du «Comité du centenaire Hégésippe Simon», rue Tardieu, Paris. La rue Tardieu est l'adresse de son imprimerie, mais il évite de le préciser. Au-dessous, en exergue, cette maxime admirable : «Les ténèbres s'évanouissent lorsque le jour se lève !» Cette évidence devant être considérée comme une phrase historique du soi-disant Hégésippe Simon et prononcée en faveur de la lutte contre l'obscurantisme. Cela vous a une autre allure que «Vive l'instruction publique, laïque et obligatoire.» Et enfin, l'essentiel du texte : «Monsieur le député. Grâce à la libéralité d'un généreux donateur, les disciples d'Hégésippe Simon sont enfin parvenus à réunir les fonds nécessaires à l'érection d'un monument qui sauvera de l'oubli la mémoire du Précurseur. Désireux de célébrer le centenaire de cet éducateur de la démocratie avec tout l'éclat d'une fête civique, nous vous prions, monsieur le député, de bien vouloir nous autoriser à vous inscrire parmi les membres d'honneur de notre comité. Au cas où vous auriez l'intention de prendre la parole au cours de la cérémonie, nous vous ferons tenir tous les documents vous permettant de préparer votre allocution. Dans l'attente, veuillez agréer, etc. Pour le comité, signé : Paul Birault.» Quelques jours se passent. Rien. Paul Birault se dit : «ça ne peut pas marcher ! Ils ne sont tout de même pas si bêtes !» Et puis une première lettre arrive : «Monsieur. Je m'empresse de vous faire savoir que j'accepte avec grand plaisir le titre de membre d'honneur de votre comité. Signé : Paul Meunier, député de l'Aube.» Et puis une autre : «Monsieur. Si je suis à Paris au moment de l'inauguration du monument, je me ferai un plaisir d'y assister. Mais, n'y a-t-il pas, pour prendre la parole, d'autres plus qualifiés que moi, pour évoquer cette grande ombre ? Signé Dalbiez, député des Pyrénées-Orientales.» (à suivre...)