Journal C?est une douloureuse chronique de la guerre, vue principalement en Kabylie. Ici, la réalité rejoint la fiction. De 1955 à 1962, un témoignage bouleversant rend compte sincèrement, loin de l?histoire officielle de la Révolution, le vécu des Kabyles en Kabylie. C?est un processus qui se déroule dans un univers dans lequel le peuple, après avoir épuisé toutes les solutions, recherche sa liberté par la voie des armes. Mouloud Feraoun écrivait, le 2 décembre 1956, à propos de la Révolution : «? Il n?y aura pas d?arrangement du tout, car ce ne serait rien d?autre qu?une trahison. Personne ne veut plus trahir les morts, et les morts sont tombés pour la liberté. Autant mourir comme eux que de se dire, plus tard, ils sont morts en vain. On m?a parlé aussi sans forfanterie et sans enthousiasme, comme d?une triste évidence, d?une passe inéluctable qu?il faut franchir en serrant les dents et en recommandant son âme à Dieu», se rendant compte que la lutte s?impose d?elle-même mais, comme toute révolution, les dépassements aussi. Au fil de la guerre, il découvre l?autre visage de la France, qui est loin de celui des livres dans lesquels il a connu les valeurs de liberté, de justice et de démocratie. Celui-ci est cruel. C?est l?horreur apprivoisée. Cette écriture de l?histoire coloniale donne une image vraie et réelle de la révolution dans toute sa dimension, avec la subjectivité légitime d?un témoin innocent, sincère, mais surtout réticent car, finalement, ce journal s?adresse avant tout à lui-même. Donc il ne pouvait faire l?objet d?autocensure. Et le mérite est bien là, car assumant pleinement ses écrits et ses contradictions dues en vérité à l?évolution accélérée des événements. Feraoun nous livre l?histoire toute crue, protégée de toute falsification. Ce qui était rare durant la Révolution, car le chauvinisme exagérait les faits ; ainsi, l?individu bascule dans l?un ou l?autre camp. Pour Feraoun, c?étaient le marteau et l?enclume. D?un côté, il était l?instituteur devant exercer son métier, d?un autre un Algérien qui devait prendre part à la Révolution. L?ayant fait, il fut soupçonné d?appartenir au FLN. Ce qui lui coûta des menaces très sévères et le poussa à solliciter une mutation qu?il reçut plus tard sur Alger, à Clos-Salembier. Là non plus, il n?était pas en paix. La Révolution bat son plein, surtout vers la fin de la guerre, où l?OAS devient le cauchemar. Mouloud Feraoun pressent la mort toute proche. Il écrit à Pellegri, à la suite de l?assassinat de Contenson au tunnel des Facultés par l?OAS : «? En tuant Contenson c?est un peu vous tous qu?on a tués. Si un jour la chose m?arrivait, vous pourriez pleurer aussi en songeant que ce sont tous les frères musulmans que vous avez tués.» Cette citation prémonitoire se confirme le 15 mars 1962, quand un commando de l?OAS assassine lâchement Mouloud Feraoun avec cinq de ses compagnons. La veille, confie son fils Ali, «on avait évoqué toutes les écoles, il nous avait parlé de ses souvenirs aussi. Avant de nous coucher, il avait demandé à ma mère de ne pas nous envoyer à l?école le lendemain. Quant à lui, il hésitait à aller à la conférence que devaient tenir les inspecteurs des centres sociaux». Il partit quand même et ne revint jamais. Il avait pressenti sa mort. En fait, dans le dernier texte de son journal, écrit le 14 mars 1962, il disait : «Les gens (?) sont obligés de sortir et sortent sans trop savoir s?ils vont revenir ou tomber dans la rue.» Il s?agissait de lui. Il s?éteignit, laissant une famille orpheline de père et un peuple orphelin de vérité, d?innocence, de sincérité et surtout de bonté, comme le disait Germaine Tillion : «Cet honnête homme, cet homme bon, cet homme qui n?avait jamais fait de tort à quiconque, qui avait dévoué sa vie au bien public, qui était l?un des plus grands écrivains de l?Algérie, a été assassiné.»