On est content que tu sois libre. Ici, on a toujours pensé que tu étais innocent. Laurent H., quarante-neuf ans, a les larmes aux yeux en recevant ces témoignages de sympathie des gens de son petit village savoyard. Il se sent revivre auprès de sa femme, qui lui a écrit tous les jours pendant les vingt-huit mois de son incarcération, qui venait le voir trois fois par semaine pour lui remonter le moral, pour lui dire qu'elle était convaincue de son innocence, comme en étaient convaincus leurs enfants, victimes pourtant, eux aussi, de la mauvaise réputation. Après avoir tant pleuré de désespoir dans sa cellule, Laurent pleure aujourd'hui de la joie de voir son innocence reconnue. On lui offre du champagne, mais il a la gorge tellement serrée qu'il ne peut en avaler une seule goutte. Pourtant, tous ses problèmes ne sont pas résolus. Son salaire, en principe versé depuis plus de deux ans sur un compte bloqué, a mystérieusement disparu. La direction de l'établissement où il exerce depuis plusieurs années, avec dynamisme et désintéressement, son métier d'éducateur spécialisé pour handicapés mentaux, vient de profiter de sa remise en liberté, de la sentence d'acquittement qui le blanchit, pour lui faire parvenir une lettre recommandée lui signifiant son licenciement, sous le prétexte que «la publicité faite autour de cette affaire a eu un effet préjudiciable» pour l'association. De quoi s'agit-il ? Qu'est-ce qui a valu à Laurent, depuis son incarcération définitive le 28 février 1990, de passer deux étés entiers sans profiter du soleil des vacances, de passer deux fois les fêtes de fin d'année loin des siens, de se demander pendant vingt-huit mois, plus de deux ans, s'il s'en sortirait jamais, si sa famille parviendrait jamais à se remettre du choc de le savoir?pour combien d'années ? ? en prison ? Laurent, au temps du bonheur, exerce avec dynamisme un métier difficile. Il s'occupe de handicapés mentaux des deux sexes, d'adultes qui, malgré leurs problèmes et leurs difficultés personnelles, ont pourtant leurs pulsions, leurs fantasmes, leurs désirs et bien sûr, leurs passions. Mouvements de l'âme encore moins discernables que ceux des êtres dotés de toutes leurs capacités d'expression et de jugement. Laurent est du genre dynamique, et même combatif. Il est profondément syndicaliste. Il a ses idées personnelles, et pendant ses périodes d'été, aidé par son épouse, il consacre encore son temps libre à organiser une colonie de vacances dans laquelle il guide certains et certaines de ceux dont il a, partiellement d'ailleurs, car il n'est pas le seul éducateur dans son établissement, la charge. Quarante-neuf ans, dynamique, dévoué, fonceur : ce portrait schématique, à défaut d'un portrait physique, suffirait à faire rêver. Et les handicapées rêvent, ses «ouailles», pourrait-on dire (car Laurent exerce ce qu'il considère comme un apostolat), aiment Laurent. Certaines se prennent même de passion pour lui, une en particulier. Quel autre homme auront-elles dans leur vie à demi cassée ? Du fantasme à la chimère, du rêve à la réalité, la frontière est infime. Qui de nous ne s'est pas, un matin, réveillé sans trop savoir si les scènes qu'il venait de vivre appartenaient au rêve ou à la réalité ? Qui n'a parfois d'étranges souvenirs qui ne sont en réalité que des rêves plus frappants dont notre mémoire s'est chargée malgré elle ? (à suivre...)