Le premier être humain qu'un nouveau-né rencontre sur le long chemin de son existence, c'est sa mère. C'est donc avec elle, à travers elle, selon elle qu'il va s'épanouir. Lourde responsabilité lorsqu'on y réfléchit, mais quelle mère y réfléchit ? L'instinct ne s'encombre pas de réflexion et l'instinct maternel s'exprime en principe sans avoir besoin d'apprentissage. Mais un comportement maternel humain n'est malheureusement pas aussi simple à définir que celui de l'oie sauvage ou de la baleine bleue. Il est vague, imprécis et il faut bien se garder d'en faire une règle immuable. Le 25 mars 1992, c'est une mère qui intéresse le jury de la cour d'assises. Une mère de huit enfants, qui se trouve sur le banc des témoins. Deux de ses fils sont dans le box des accusés. Pour la défendre, ils ont tué leur père. Autour de la mère encore, deux de ses filles, Amélie et Lydie. Un peu plus loin, comme séparées du clan, deux autres filles, Bernadette et Sophie. Il manque deux enfants, absents des débats, absents de l'enquête, qui n'ont rien à dire, et rien à témoigner. Ils n'étaient pas là le 16 juillet 1988. La mère, c'est Marie. Le père, c'était Jean. Milieu modeste, en province. Marie s'occupe du camping municipal, Jean est chauffeur routier. Dans un pavillon orné du prénom de la mère, comme un symbole des années de vie commune. Si l'on peut parler de vie commune avec un chauffeur routier. Il ne rentre guère qu'aux week-ends et lors des fêtes carillonnées. Le 14 juillet 1988 en est une. Le 16, Marie appelle les gendarmes. Il est 22h 30 environ. Dans la cuisine du pavillon, du sang, sur la terrasse, du sang. Et le corps du père, une balle dans le cou, une autre dans l'estomac. Devant les gendarmes, la mère et ses deux fils, Christophe, vingt-quatre ans, Adrien, dix-neuf ans, tous deux majeurs donc, et qu'elle protège de toutes ses forces. «Ils ont tué le père pour me venir en aide. Il était encore saoul, il me battait sans arrêt. On n'en pouvait plus.» La victime n'a rien d'un colosse. Petit, mince, à peine un mètre soixante-cinq : pour battre une femme comme la sienne, il lui fallait sûrement la fausse puissance que procure l'alcool. Car elle est solide, Marie. De la cheville au cou. La cinquantaine un peu lourde, des cheveux noirs sans un fil blanc. Et un regard étrange, dû à la forme des paupières, étirées et rétrécies, sur des pupilles sombres. Un regard de renard, méfiant, d'animal aux aguets. Un nez puissamment enraciné, fort et long. Une bouche mince, qui raconte le drame : «Il buvait depuis longtemps. Il était agressif. Les garçons ne supportaient plus qu'il me frappe. C'était invivable. Ça devait arriver ; depuis vingt-huit ans, je vis un calvaire.» Les garçons disent en quelque sorte la même chose, Christophe d'abord : «Je discutais avec lui dans la cuisine, il avait encore bu, il disait qu'il allait tuer ma mère et nous mettre tous à la porte. Je suis allé chercher mon pistolet dans la chambre et j'ai tiré. Alors, il s'est levé et m'a menacé d'un couteau.» Adrien, ensuite : «Il était complètement fou et violent, ça durait depuis trop longtemps. Quand je suis entré dans la cuisine, je l'ai vu brandir le couteau. Mon frère venait de tirer sur lui et il nous menaçait encore, alors j'ai rechargé le pistolet et je l'ai achevé.» Ensuite, ils sont allés prévenir leur mère et leurs s?urs au camping, puis ils sont revenus à la maison. C'est la mère qui a appelé les gendarmes. Une vilaine histoire de famille, de femme battue, d'enfants brimés, d'alcool, entre dans l'histoire des faits divers de province par la petite porte. Les enquêteurs déclarent d'abord aux journalistes ce qu'ils ont appris des enfants. La presse titre sur le drame d'une famille déchirée, d'une mère de famille lasse des coups et de l'ivresse de son époux, de deux garçons qui ont commis un parricide, crime impardonnable et désespéré, pour délivrer leur mère. (à suivre...)